CINQ ANS après la chute du mur de Berlin, les géostratèges sont toujours à la recherche d’une grille de lecture des conflits de la planète qui remplacerait le « tout-idéologique » d’antan et permettrait d’avancer un diagnostic sur les soubresauts actuels et leur probable durée. La petite série de quatre émissions sur les « populations en danger », présentée par Arte à partir de mercredi, n’a pas la prétention de répondre à pareil casse-tête mais de s’inscrire dans la pédagogie. En fait de grille, elle propose surtout des cartes. Et sous la cartographie, une théorie : ni les famines ni les épidémies ne répondent à une fatalité qui s’abattrait douloureusement sur les pays en développement. Au contraire, les populations sont de plus en plus otages de mécanismes qui les dépassent, voire l’enjeu même des conflits. On reconnaît là l’une des analyses couramment développées dans les milieux humanitaires. Et notamment par Médecins sans frontières, la première organisation humanitaire d’aide médicale privée dans le monde. La publication du rapport annuel de l’association, « Populations en danger 1995 », fournit d’ailleurs le prétexte à cette série d’émissions sur Arte.

Leçon numéro un : le « tout-ethnique », schéma commode d’interprétation des nouveaux conflits dans une époque de précipitation médiatique et de paresse intellectuelle, a fait la preuve de ses limites. On l’a vu au Rwanda, où le conflit, avant d’être identifié comme génocide, a été longtemps plongé dans la « nuit ethnique », pour reprendre l’expression de Rony Brauman. On le voit en Afghanistan, où, cartes à l’appui, l’émission d’Arte montre que l’enjeu est moins ethno-linguistique que de pure course au pouvoir.

AU-DELÀ DES CARTES

Ainsi, les zones d’influence des mouvements de résistance qui se disputent le pays depuis le retrait soviétique ne recouvrent pas la mosaïque ethnique. Compagnons de route des résistants sur les sentiers escarpés du maquis afghan, les « french doctors » sont aujourd’hui un peu déboussolés par un conflit qui n’a plus rien de la juste lutte antisoviétique, et qui, en l’absence de « casques bleus » de l’ONU, est peu médiatisé. Seuls sont opérationnels aujourd’hui, à Kaboul, le Comité international de la Croix-Rouge et Médecins sans frontières, qui, après des velléités de retrait à l’automne, a décidé de conserver sa mission.

Autre leçon : la famine, plutôt que la conséquence d’une sécheresse récurrente, est surtout un « symptôme aigu des crises politiques et économiques », estiment les médecins de l’urgence. Et parfois même le résultat de « politiques délibérées » de la part de groupes en lutte ou de gouvernements. Là aussi, les cartes présentées par Arte parlent d’une manière étonnante. En Angola, un pays bien arrosé et riche, notamment en diamants, les poches de famine se superposent assez précisément aux régions enclavées, cernées par l’un ou l’autre des belligérants, qui ne laissent pas toujours passer les convois d’aide alimentaire. Le phénomène est similaire, parfois, pour ce qui concerne les épidémies. Les médecins ont ainsi pu découvrir qu’une intoxication qui a affecté 3 000 personnes en 1992 au Tadjikistan était due à l’interruption du circuit habituel de transport de farine par la guerre.

LIMITES DE L’ACTION

Au-delà des cartes, précieuses, qui font le point des rapports de force et montrent de manière saisissante, par exemple, l’étendue des zones englouties par les Serbes en ex-Yougoslavie, le téléspectateur pourra ne trouver que moyennement surprenante la conclusion de l’émission. Que les conflits favorisent le développement des maladies et de la malnutrition n’est finalement pas étonnant. Le donateur ne pourra que compatir cependant avec les professionnels de l’humanitaire. Depuis la fin de la guerre froide, le métier s’est durci. L’économie des conflits passe moins qu’avant par les soutiens extérieurs des grandes puissances. Pour trouver des moyens de financement, les belligérants ont désormais recours au pillage ou au racket.

On vient de le voir encore en Somalie, où, à l’approche du retrait complet des forces de l’ONU, les factions essaient de soutirer quelques dernières valises de dollars aux étrangers présents. A l’exception du Front patriotique rwandais (FPR) l’an dernier, les guérillas d’aujourd’hui n’ont plus le souci de leur image et trouvent comme cibles commodes tant les secouristes que les journalistes. Les humanitaires peuvent aussi être des témoins gênants, comme dans le conflit tchétchène, et les Russes n’ont délivré les visas qu’au compte-gouttes.

A quoi bon rester ? se demandent parfois les organisations humanitaires. Au Libéria, pendant leur retrait des zones rurales, les délégués du CICR ont assisté à de cruelles scènes d’anthropophagie. De plus en plus, les organisations tentent d’attirer l’attention du public sur les limites de leur action. « Donner à manger par la fenêtre alors que rien n’est fait pour déloger l’assassin de la maison » n’est pas un geste humanitaire, écrit le secrétaire général du bureau international de MSF, Alain Destexhe. Certaines organisations essaient d’agir en amont et s’orientent vers la prévention des conflits ou l’éveil des populations locales au contexte politique qui les frappe. « C’est le retour des droits de l’homme sur le terrain humanitaire », comme dit Bernard Kouchner.

CORINE LESNES

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