La situation en Tchéchénie et les enseignements à en tirer sur l’évolution des relations entre l’Union européenne et la Russie devaient être examinés lundi 23 janvier à Bruxelles, jour de l’entrée en fonctions de la nouvelle Commission européenne, par le conseil des ministres des affaires étrangères des Quinze. Celui-ci se réunit pour la première fois depuis que la France a pris, le 1 janvier, la présidence tournante de l’Union. Devant le Parlement européen, Hans van den Broek, le commissaire chargé de la politique à l’Est, avait suggéré de différer la signature de l’accord intérimaire conclu avec Moscou sur les relations commerciales. Mais beaucoup estiment qu’il serait contre-productif de toucher à des programmes d’aide et de coopération, qui ont précisément pour objectif de briser les méfiances, d’essayer de stabiliser la jeune démocratie russe. Un bon exemple de ce type d’actions est le programme « Tacis », qui coordonne l’aide technique de l’Union européenne à la Russie et aux Etats de la Communauté des Etats indépendants.

Depuis 1991, l’Union européenne a affecté sur son budget 1 750 milliards d’écus (1 écu = 6,54 F) pour l’assistance technique dans les pays de l’ex-URSS, soit près de 3 milliards de francs par an. Les contrats signés fin 1994 avec les bénéficiaires représentaient un montant de 940 millions d’écus, soit 55 % des engagements prévus.

L’ensemble des actions menées au titre de cette assistance technique est coordonné par le programme « Tacis », dont l’objet est d’aider les pays de la Communauté des Etats indépendants (CEI), issus de l’URSS, à sortir de l’économie administrée et à s’adapter, grâce à un important effort de formation, aux exigences de l’économie de marché. La Russie en est, de loin, le principal bénéficiaire, avec des engagements portant sur 630 millions d’écus pour quatre ans (1991-1994), sans compter les montants affectés à des actions intéressant l’ensemble de la CEI.

A côté du programme « Tacis », les quinze Etats membres de l’Union européenne fournissent également une assistance technique de manière bilatérale, dont le montant, plus limité, s’élève à environ 860 millions d’écus. La contribution totale de l’Union (« Tacis » + les Quinze) se situe ainsi sensiblement au même niveau que celle des Etats-Unis (2 770 milliards d’écus).

En dépit de la crise tchétchène, personne n’envisage à Bruxelles de geler la mise en oeuvre de « Tacis ». « Utiliser Tacis comme un levier serait une erreur. Suspendre ou limiter cette politique serait le contraire de ce qu’il faut faire. Si les Russes décidaient de freiner les réformes, ce qui n’est pas le cas, ipso facto, les interventions de Tacis s’en trouveraient réduites », explique Robert Verrue, directeur général adjoint à la Commission européenne, chargé des relations avec les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) et avec ceux de l’ex-URSS.

Malgré la crise tchétchène, le souci de ne pas toucher à un instrument privilégié du soutien à la transition vers l’économie de marché et, par voie de conséquence, au sauvetage de la démocratie, est d’autant plus vif que, après des premières années de fonctionnement forcément difficiles, la montée en puissance du programme s’opère de façon satisfaisante.

La Cour des comptes européenne, dans son rapport publié en novembre dernier et portant sur l’exercice 1993, dénonçait encore l’exécution « particulièrement lente » du programme.

En 1994 un effort de rattrapage important a eu lieu : des contrats portant sur 512 millions d’écus ont été signés, ce qui est considérable lorsqu’on sait qu’en matière d’assistance technique un devis moyen se situe autour de 4 millions d’écus. Sur douze mois, les paiements aux administrations, aux entreprises locales ou communautaires, aux consultants, ont atteint 300 millions d’écus, alors qu’ils totalisaient 210 millions d’écus à la fin de 1993.

C’est un résultat appréciable vu le nombre d’étapes à parcourir : 1. définition d’un programme en commun avec les autorités de chacun des Etats de la CEI ; 2. présentation du programme aux pays de l’Union et, une fois leur feu vert acquis, engagement budgétaire ; 3. définition des termes de référence de chaque projet, appels d’offres, sélection ; 4. signature des contrats ; 5. exécution ; 6. paiements.

Il s’agit d’une coopération où les autorités du pays bénéficiaire doivent être associées à chaque phase, ce qui implique des efforts d’explication et des temps d’attente considérables.

L’aide consiste pour une large part à envoyer des experts de l’Union pour enseigner de nouvelles méthodes de production, de gestion. Le dialogue n’est pas commode, avec des problèmes de langue souvent sous-estimés, des différences de sensibilité évidentes. « Pour ces responsables administratifs qui sont souvent nos interlocuteurs, les actions menées au titre de « Tacis » reviendront à leur enlever du pouvoir, à le transférer à des opérateurs privés et ils ne sont pas forcément enthousiastes », raconte Ségolène Brisou, qui pilote des projets dans le secteur agroalimentaire.

La méfiance, au moins au début, était apparemment très vive. Patrick Everard, représentant belge à la Cour des comptes, insiste sur la nécessité de procéder avec patience, de ne pas chercher à trop hâter les privatisations, notamment dans les campagnes. L’accent mis par « Tacis » sur la formation a suscité des malentendus : les Russes, les Ukrainiens croient souvent qu’ils sont suffisamment préparés aux réformes et qu’ils manquent seulement de moyens. Ils préféreraient moins d’experts et davantage d’équipements. Pour y répondre, la part portant sur les matériels et les moyens de production a tendance à croître dans les projets, et la Commission s’efforce de faire appel, chaque fois que possible, aux compétences d’entreprises locales.

La capacité de coordination et de suivi des contrats, souvent confiée à des cabinets de consultants, demeure apparemment un des points faibles. La Cour des comptes plaide pour « une décentralisation accrue de la gestion des programmes ». Encore faudrait-il que la Commission dispose des moyens suffisants. Pour ce faire, M. Everard souligne la nécessité de renforcer les effectifs des délégations de l’Union dans les pays de la CEI.

Robert Verrue, le responsable de la Commission, déplore également le risque de saupoudrage dû à la faible capacité d’arbitrage de l’administration russe et de celle des pays voisins ; ou les blocages dus aux atermoiments en matière de privatisation (les transferts de propriété sont souvent opérés sans que les restructurations nécessaires pour que les entreprises puissent être viables aient lieu). La Commission se heurte aussi à des problèmes de susceptibilité. Le programme de sécurité nucléaire a pris du retard en raison d’une querelle portant sur la responsabilité des équipes communautaires travaillant sur les sites russes ou ukrainiens. Le bilan, selon M. Verrue, est néanmoins positif. « Tacis », estime-t-il, est devenu sur le terrain un programme d’assistance technique en bon état de marche. »

PHILIPPE LEMAITRE

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