Même Pavel Gratchev n’a pas osé parler de victoire. Le ministre russe de la défense, sans doute le dirigeant le plus impopulaire du pays, que les téléspectateurs n’ont pas vu depuis des semaines et que certains pensaient en disgrâce, est très brièvement réapparu sur l’écran de la chaîne russe RTV. Dans une pièce nue non identifiée, vêtu d’une tenue militaire débraillée, il affirma qu’un « tournant » venait de se produire, pour « l’armée russe, les forces du ministère de l’intérieur, le FSK (ex-KGB) et les gardes-frontières », dans la tâche qui leur a été confiée : « Liquider les bandes armées illégales en Tchétchénie ». Point. Le présentateur n’a fait aucun commentaire. La séquence suivante montrait le vice-président du Conseil de la Fédération, Ramazan Abdoulatipov, un fidèle serviteur de Moscou, affirmant qu’au Caucase « rien ne se passe si rapidement » et que la Russie est entrée « dans un long conflit dont il sera dur de sortir ».
Au passage, on apprit que près de la moitié des députés de la Chambre haute du Parlement avaient voté, jeudi, une résolution demandant « de mettre le président russe en accusation pour crime et abus de pouvoir en vue de sa destitution ». La nouvelle Constitution étant ce qu’elle est, et la Cour constitutionnelle ne siégeant toujours pas, aucun vote menaçant Boris Eltsine n’a de chance d’avoir de conséquences pratiques. Mais les régions de Russie représentées au Conseil de la Fédération grondent. Le président de la Tchouvachie, Nikolaï Fiodorov, qui démissionna de son poste de ministre russe de la justice lors des événements de l’automne 1993, a annoncé, jeudi, qu’il allait ignorer un décret de Boris Eltsine annulant sa décision de ne plus envoyer de conscrits tchouvaches en Tchétchénie. Une série d’autres Républiques avaient déjà suivi son exemple.
BARBOUZES
L’armée gronde encore plus. La réapparition peu glorieuse de Pavel Gratchev a été accompagnée de l’annonce que trois de ses vice-ministres ceux qui s’étaient prononcés contre l’opération en Tchétchénie et qui avaient déjà été privés du gros de leurs fonctions ont été « mis en vacances complètes » par le ministre. Il s’agit des généraux Boris Gromov (le très populaire ancien chef de l’armée soviétique en Afghanistan), Gueorgui Kondratiev (qui dirigeait les « forces de paix » russes) et Valéri Mironov tous trois considérés, en Russie et en Occident, comme des officiers de valeur, contrairement à leur chef.
En outre, Boris Elstine a « accepté », le même jour, la démission du général Edouard Vorobiev, que ce dernier avait présentée après avoir refusé de diriger l’opération en Tchétchénie. « Hospitalisé pour les examens réglementaires dans l’armée avant tout départ de poste », celui qui était un des espoirs des partisans d’une réforme réelle de l’armée, est en réalité isolé dans cet hôpital par le contre-espionnage, qui lui interdit tout contact avec la presse, a annoncé, jeudi, la chaîne de télévision privée NTV.
Cette chaîne, appartenant au groupe financier Most, assure encore la couverture la plus digne de l’aventure tchétchène. Mais le président du groupe Most, Vladimir Goussinski, se trouve, depuis les fêtes de fin d’année, avec sa famille en Grande-Bretagne, et retarde de jour en jour son retour. On le comprend : jeudi, l’hebdomadaire Argoumenty i Fakty a publié un entretien du chef de la garde présidentielle, Alexandre Korjakov, où il affirmait qu’un de ses passe-temps favori a toujours été la chasse aux « canards » mot qui en russe se dit « goussi », allusion évidente à Goussinski, confirmée par le contexte. Le général Korjakov était à l’origine de l’opération menée, le 2 décembre 1994, par les « barbouzes » du Kremlin contre le bâtiment du groupe Most au centre de Moscou.
MENACE
En revendiquant ouvertement cette action, Alexandre Korjakov semble vouloir prouver qu’il n’a, contrairement aux attentes, rien perdu de son influence sur Boris Eltsine. Sa « petite phrase » vise, au-delà de M. Goussinski, tous les alliés de ce dernier, notamment le maire de Moscou, Iouri Loujkov, ainsi que le seul candidat déclaré à la succession de Boris Eltsine dans le « camp démocrate », aussi divisé qu’il soit, Grigori Iavlinski. Quant au poids d’une telle menace, un autre épisode l’a révelé jeudi.
Un porte-parole du contre-espionnage russe (FSK) a, en effet, annoncé la nomination d’un certain lieutenant Anatoli Trofimov à la place d’Evgueni Savostianov à la tête des services du contre-espionnage de Moscou. La décision de destituer le « démocrate » Savostianov, intervenue le 2 décembre 1994, quand ce dernier voulait protéger le groupe Most, lui a été annoncée le même jour au téléphone, dans le bureau du chef du FSK, Sergueï Stepachine, par le général Korjakov lui-même. « La destitution d’un adjoint sans l’accord de son chef est un signe très peu encourageant », déclare Evgueni Savostianov, jeudi, au quotidien Obtchtchaïa Gazeta.
Quant au général Barsoukov, le supérieur hiérarchique du général Korjakov, il était, selon le chef de la commission de la défense de la Douma, Sergueï Iouchenkov, à Mozdok, la base russe aux portes de la Tchétchénie, le 31 décembre, jour où fut décidé l’assaut malheureux de Grozny. L’opération en Tchétchenie, les flux de capitaux issus des exportations de pétrole russe ainsi que les nominations aux postes clés en Russie, rien ne semble donc échapper à ces hommes de l’ombre du Kremlin. Mais où est leur victoire?
SOPHIE SHIHAB