UNE DES CONSÉQUENCES les plus manifestes de l’intervention brutale des forces russes en Tchétchénie aura été de souder la population de la République contre Moscou et de donner un second souffle au général Doudaev, au moment même où la popularité de ce dernier était en baisse dans son propre pays. Le Kremlin, qui dénie toute représentativité au président tchétchène et le présente uniquement comme un « chef de bande », aura donc énormément de mal à lui trouver un éventuel remplaçant. Cet oiseau rare devra en effet être « présentable » sur la scène internationale et ne pas passer pour la marionnette de Moscou. Il devra aussi avoir un minimum de crédibilité en Tchétchénie sans poser trop de problèmes aux autorités russes, en défendant, à son tour, des thèses indépendantistes.

Tenus à bout de bras par Moscou, les dirigeants de l’actuelle « opposition » à Djokhar Doudaev ne constituent en aucun cas une solution crédible. Ainsi, Omar Avtourkhanov, chef du « conseil provisoire », responsable de l’assaut manqué de l’opposition soutenue par les Russes sur Grozny, le 26 novembre 1994, est un personnage falot, difficilement imposable en Tchétchénie du fait de son allégeance au Kremlin. De plus, malgré ses liens étroits avec le chef du contre-espionnage russe, Sergueï Stepachine, le mouvement qu’il dirige a été qualifié de « faible et peu fiable » par le ministre de la défense, le général Pavel Gratchev.

Beslan Gantemirov et Rouslan Labazanov, respectivement ancien maire de Grozny et ex-chef de la garde prétorienne du général Doudaev, qui ont mis sur pied des milices armées, sont discrédités, du fait de leur implications mafieuses notoires. Il est douteux que Dokou Zavgaev, l’ancien numéro un du Parti communiste de la République tchétchéno-ingouche, parvienne à faire oublier aux Tchétchènes son étroite collaboration avec Moscou depuis le début de l’entrée des troupes russes en Tchétchénie. Il fut, dit-on, associé à tous les choix statégiques du Conseil russe de sécurité, aux réunions duquel il aurait même été convié.

Quant à Rouslan Khasboulatov, l’ancien président du Parlement russe, dissout à coups de canon par Boris Eltsine en octobre 1993, sa popularité ne semble guère dépasser le périmètre de son fief de Tolstoï-Iourt, un village à quelques kilomètres de Grozny, où résident sa mère et ses frères. Installé à Moscou depuis l’entrée des troupes russes dans la République, il a gardé le silence.

APPARATCHIK

Reste Salambek Khadjiev. Cet ancien ministre du pétrole de l’URSS, qui conduit actuellement le « gouvernement de renaissance nationale » chaperonné par Moscou, se démarque nettement du reste de l’opposition. Cet apparatchik expérimenté, né en 1941 au Kazakhstan, où ses parents avaient été déportés, a effectué toute sa carrière à l’Institut du pétrole de Grozny, dont il prit la tête en 1983. Lors du putsch manqué d’août 1991, adressant un télégramme de protestations à son « patron », Valentin Pavlov, l’un des conjurés, il fut un des rares membre du cabinet des ministres de l’URSS à oser s’élever contre les mutins. Ennemi farouche de Djokhar Doudaev, dont il condamne les « méthodes bolcheviques », il refusa, en mai 1992, le poste de premier ministre que celui-ci lui proposait et partit s’installer à Moscou.

Populaire en Tchétchénie, en bons termes avec le Kremlin, connu pour ses prises de position en faveur de la démocratie, Salambek Khadjiev passerait pour la personnalité tchétchène la plus capable de constituer une opposition crédible au général Doudaev. « Installé à Grozny » depuis le 5 janvier, selon la propagande officielle russe, il aurait même déjà « commencé à travailler », souligne-t-on au Kremlin. Le problème pour les Russes reste que Salambek Khadjiev, même s’il a un profil plus « démocratique » que celui de Djokhar Doudaev, n’en est pas moins partisan d’une indépendance relative de sa République. Ne vient-il pas de se prononcer pour la tenue d’un référendum sur l’indépendance de la Tchétchénie ? En 1989, déjà, alors qu’il était député du Soviet suprême de l’URSS, il se fit connaître par ses discours enflammés sur la défense des droits des minorités ethniques de la Fédération de Russie.

Pourtant, ses positions sur l’intervention russe sont pour le moins ambiguës. Alors qu’en septembre 1994 il condamnait « tout emploi de la force en Tchétchénie », il fut de ceux qui, deux mois plus tard, réclamèrent haut et fort l’envoi de chars russes sur Grozny. De même, il insista pour que les assauts ultérieurs de la capitale tchétchène soient effectués « non par des appelés de dix-huit ans, mais par des forces d’élite ».

Si ses liens avec M. Eltsine, qu’il côtoya en 1989 lorsque tous deux, membres du « groupe interrégional des députés », firent front commun contre le Parti communiste, peuvent lui être utiles à Moscou, ils lui seront certainement reprochés par les Tchétchènes, qui considèrent maintenant le président russe comme le principal responsable des massacres actuels. Meurtrie par la guerre, la population aura du mal à accepter un homme arrivé dans les fourgons de l’armée russe.

MARIE JEGO

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