Les Etats-Unis veulent croire que l’affaire tchétchène n’est qu’un incident de parcours, « horrible et tragique », certes, mais qui, sauf à se prolonger, ne devrait pas ébranler le « partenariat » que Moscou et Washington ont forgé depuis la fin de la guerre froide.

Le secrétaire d’Etat américain, Warren Christopher, ne l’a pas dit aussi clairement. Mais, à sa manière, feutrée, c’est bien ainsi qu’il a conclu, mercredi 18 janvier à Genève, deux jours d’intenses conversations avec son homologue russe, Andreî Kozyrev. En somme, il a laissé entendre que la destruction par l’armée russe d’une capitale provinciale de la Fédération de Russie n’avait pas conduit Washington à procéder à un « aggiornamento » de sa politique à l’égard de Moscou ou de Boris Eltsine : le président russe « est toujours aux commandes », c’est lui qui « contrôle la situation », a dit le secrétaire d’Etat ; l’administration Clinton le soutient toujours « parce qu’il est le président élu de la Russie », et parce qu’il s’est montré « le plus démocrate des hauts dirigeants russes ».

Alors, pour déplaisante qu’elle soit, la guerre en Tchétchénie, si elle devait s’arrêter maintenant, ne conduira pas les Etats-Unis « à tourner le dos à leur relation avec la Russie » ou à la « remettre en cause ». On repartira comme « avant », pour peu que Moscou satisfasse certaines conditions énumérées par M. Christopher. « Les combats doivent prendre fin » en Tchétchénie, a-t-il expliqué, et « un processus de réconciliation doit être engagé », sans quoi une éprouvante guérilla succédera à la bataille de Grozny.

ASSURANCES

En attendant, « les prochaines semaines seront déterminantes » pour juger de la bonne volonté du gouvernement russe, estiment les Etats-Unis : outre mettre fin aux bombardements, le Kremlin doit laisser les organisations d’assistance humanitaire se rendre en Tchétchénie ; enfin, la presse russe et la Douma (le Parlement) doivent rester libres de demander des comptes aux autorités. Le secrétaire d’Etat a réitéré la position de principe de l’administration : « La situation en Tchétchénie est tragique et, si les Etats-Unis soutiennent pleinement le maintien de l’intégrité territoriale russe », ils jugent que le coût humain et économique de la guerre est trop élevé.

M. Christopher s’est déclaré « encouragé » par les assurances que M. Kozyrev lui a fournies à cet égard, affirmant que le Kremlin comptait « organiser des élections libres en Tchétchénie » pour trouver « une solution [à la crise] en conformité avec la constitution de la Fédération de Russie ». Le ministre russe aurait donné son accord pour que des « observateurs internationaux » se rendent sur place « dans un avenir proche » ; sans doute s’agira-t-il de délégués de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, qui a succédé à la CSCE.

La poursuite des bombardements remettrait tout en question. Le rouble continuera à chuter, les investisseurs étrangers fuiront la Russie, la politique de réduction du déficit budgétaire sera réduite à néant par l’effort de guerre, l’inflation repartira de plus belle, les réformateurs déserteront le camp de M. Eltsine et l’image de la Russie sera un peu plus entamée encore. Si telle devait être la situation, a averti M. Christopher, l’administration se retrouverait dans une posture difficile : malgré son désir de poursuivre son assistance financière à la Russie, elle n’aurait aucune chance d’obtenir l’accord du Congrès ; et, bien que souhaitant se rendre à Moscou en mai pour un sommet qui coïncidera avec le cinquantième anniversaire de la victoire des Alliés sur les nazis, M. Clinton pourrait devoir y renoncer.

S’il a refusé d’admettre qu’une révision de la politique russe de l’administration s’imposait, ou de reconnaître que M. Eltsine s’était, ces derniers mois, aligné sur les thèses des ultra-nationalistes, le secrétaire d’Etat a, toutefois, susurré très discrètement que le président russe devait « renouer » avec les réformateurs… Ce qui était une façon de reconnaître que M. Eltsine, à l’intérieur comme à l’extérieur, avait abandonné la voie dite des réformes, mais pas de manière suffisamment définitive pour justifier un revirement de la politique des Etats-Unis.

M. Kozyrev en aurait convenu lors d’un dîner mardi soir, en tête à tête avec M. Christopher. Les deux hommes, qui se voyaient pour la première fois depuis la crise tchétchène, avaient décidé de se passer d’interprètes et de preneurs de notes. Selon des sources américaines, le ministre russe a indiqué que M. Eltsine allait s’attacher à reconquérir la confiance des réformateurs et à reconstituer la coalition de démocrates qui l’avait porté au pouvoir. « MATURITÉ »

Lors de la conférence commune à l’issue de leur dizaine d’heures d’entretiens, M. Kozyrev a écouté son hôte avec philosophie. Que les deux parties puissent aborder si librement les problèmes les plus divers, y compris ceux touchant à la politique intérieure russe, est la preuve, a-t-il dit, de la « maturité » de leur « partenariat ». Il a assuré son interlocuteur de la volonté de la Russie de poursuivre les réformes. Pour autant, les deux hommes ne semblent guère avoir progressé sur le deuxième grand sujet qu’ils ont abordé : l’opposition continue de Moscou à l’élargissement de l’OTAN aux pays d’Europe de l’Est. M. Christopher s’en est entretenu mercredi soir à Genève lors d’un dîner avec Willy Claes, le secrétaire général de l’OTAN, et entend en débattre à nouveau avec M. Kozyrev.

ALAIN FRACHON

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