Alors que l’artillerie russe poursuit un pilonnage extraordinairement destructeur de Grozny, les combats de rue pour la prise de contrôle des derniers endroits stratégiques de la ville se sont, une nouvelle fois, heurtés à la résistance tchétchène. L’assaut donné contre la présidence a été un échec. Par deux fois, des unités russes ont essayé, sans succès, d’entrer dans le palais présidentiel. La grande place centrale, où se trouvent à la fois le Parlement, la présidence, les immeubles du MVB (ministère de l’intérieur) et du FSK (l’ex-KGB), et l’hôtel Kavkaz, est la principale ligne de front : « Ça tire dans tous les sens. Les obus pleuvent. Les soldats tombent. »

Cinq cents nouveaux cadavres jonchent le sol du centre-ville depuis lundi, estime Patrick Chauvel, le reporter-photographe de l’agence Sygma, qui accompagne les combattants tchétchènes et dort avec eux dans l’un des abris antiatomiques du Parlement. Selon le journaliste, les Tchétchènes auraient repris lundi le contrôle des immeubles du MVB et du FSK, situés sur la place, au nord-ouest de la présidence. Les deux édifices, très élevés, avaient constitué la semaine précédente un important poste de tir des unités russes. Celles-ci seraient désormais cantonnées sur le marché, juste en face du palais présidentiel, et certaines troupes avanceraient à l’est de la place en essayant de faire tomber l’hôtel Kavkaz et le Parlement, derniers remparts, avant le palais, détenus par les Tchétchènes. L’objectif était, outre la prise du bâtiment présidentiel, celle du poste Most, situé juste à côté, ce qui ouvrirait l’accès aux quartiers sud de la ville. D’autres unités venant du sud-est s’avanceraient aussi vers cette zone en empruntant l’une des grandes avenues débouchant sur la place Menudka.

Par ailleurs, toujours selon Patrick Chauvel, dix-neuf chars et trois cents soldats russes environ seraient encerclés près de la gare depuis mardi par des Tchétchènes qui les bombardent à coups de mortiers de 120 millimètres. Les combats se déroulent avec, au milieu du champ de tir, deux immenses cuves, l’une remplie de pétrole et l’autre d’un gaz hautement explosif utilisé dans l’aviation. Cette dernière, en prenant feu, pourrait se transformer en une gigantesque bombe au milieu de la ville. « Les Russes et les Tchétchènes le savent et ils essaient de l’éviter… », raconte le photographe.

CHANSONS CODÉES

Plus que jamais, malgré les bombes sur la ville, cette guerre se joue « rue par rue, immeuble par immeuble, pièce par pièce », et les résistants tchétchènes disposent de l’avantage de connaître la ville et ses égouts, qu’ils empruntent pour traverser les quartiers ou se protéger des obus. Certains économisent des munitions pour tuer l’ennemi au sabre par surprise, derrière une porte d’appartement, d’autres projettent des soldats à travers les fenêtres. Des combattants, qu’on estime à deux mille et qui défendent le centre-ville, n’ont pas de radio. Des garçons de douze ans portant de petits sacs à dos jouent les courriers entre les lignes de front. Les miliciens chantent aussi des chansons codées.

La nuit, autour de la présidence, quand les bombes se taisent, une rumeur s’élève entre les ruines : « Allahou Akbar, Allahou Akbar », d’abord à voix basse puis de plus en plus fort. « Ça résonne dans les immeubles, dans toutes les planques, raconte Patrick Chauvel. J’imagine le jeune Russe qu’on a mis en première ligne, il est sout seul, il va passer la nuit au milieu des gravats. Dans la journée, il a perdu ses copains. Il n’a rien à manger, il fait froid, il entend ça… »

Paradoxalement, la durée de l’état de siège et la montée en puissance des bombardements, loin de déstabiliser les forces tchétchènes, ont contribué à forger, sinon à renforcer, une psychologie de « têtes brûlées » : « Plus les Russes bombardent cette ville, plus les survivants deviennent monstrueux. Ils ont admis l’idée qu’ils vont mourir. C’est d’ailleurs la réalité. Tu es avec quelqu’un, tu lui parles, il meurt tout de suite après, explique Patrick Chauvel. Les Russes ont peur, ils ont encore des réflexes de survie. Les Tchétchènes, eux, les ont complètement perdus. »

Portés par la force du désespoir teinté d’un certain fatalisme face à la mort, une solide expérience acquise autrefois au sein de l’armée russe, où ils étaient réputés pour leur combativité, les miliciens tchétchènes chantent le soir l’Adjaku, la prière qui protège contre le malheur, se font des coups en imitant, par un grand chuintement, le sifflement d’un obus ce qui provoque en général un repli vers les abris ou écoutent en rigolant les radios russes qu’ils ont prises sur les chars. « Souvent, les Russes sont bourrés, ça s’entend à leur voix. »

Certains entretiennent la rumeur selon laquelle « il faut tenir encore quatre jours, car dans quatre jours, à Moscou, il y aura un coup d’Etat ». D’autres s’en prennent à Doudaev, rapporte Patrick Chauvel, « en lui reprochant d’avoir affaibli le pays au cours des années passées, y compris sur le plan de l’équipement militaire ». « Pour l’instant, il est notre drapeau, aurait dit un combattant, mais après la guerre, il devra rendre des comptes. On ne veut pas se retrouver comme au Liban, où la guerre a duré des années tout simplement parce que l’armée est inexistante. » En revanche, le chef d’état-major tchétchène Maskhadov jouirait d’une aura et d’une légitimité inaltérables.

CORPS MUTILÉS

Deux hommes en civil sont venus un jour près du Parlement avec 200 000 dollars dans les poches, prêts à acheter des stingers américains et des missiles antiaériens portables. Dans un des points de secours du centre-ville, un chirurgien opère sans antalgiques, les ongles incrustés de sang, en se lavant les mains avec du thé. Un soldat serre la tête du blessé contre son ventre pour l’empêcher de crier. Une infirmière prépare une décoction d’herbes macérées. Plus loin, sur l’avenue Stara Promychlevskoe Chaussée, des corps mutilés, des visages sans corps et des expressions de jeunes gens, effrayés. « Les Tchétchènes tirent sur les chiens qui dévorent les morts », raconte Patrick Chauvel. A cinq mètres d’un char, une jambe est accrochée à un fil de pylône électrique. La botte est encore chaussée au pied et la jambe se balance au gré du vent. Mercredi, Alfred Yaghobzadeh, un photographe iranien vivant en France, a été blessé au ventre par un éclat d’obus.

DOMINIQUE LE GUILLEDOUX

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