Des députés ont déjà proposé sa candidature pour le prix Nobel de la paix. Son compagnon de combat, Andreï Sakharov, avec qui il fonda, après 1975, le Comité pour la surveillance des accords de Helsinki, est mort. Alexandre Soljenitsyne, de retour d’exil, a certes grommelé qu’il ne fallait pas employer la force, mais tout en recommandant de traiter les Tchétchènes comme des « étrangers ». Il manquait donc une voix pour éviter que le « bain de sang » ne soit « recouvert par un énorme mensonge », « plus invraisemblable que ce que nous avons connu ici pendant soixante-dix ans », dira M. Kovalev. Il s’y connaît.
Petit, fluet, Sergueï Kovalev sera cette voix ferme, forte, claire. Lorsque, au début de janvier 1995, il revient de Grozny pour dénoncer, à Moscou, la politique russe en Tchétchénie, la salle est comble. On entend d’autant plus ce biologiste à la carrière brisée par la dissidence qu’il est le président du Comité pour les droits de l’homme, nommé par Boris Eltsine lui-même. C’est un « officiel » que les médias d’Etat russes, menacés de censure, prennent un malin plaisir à citer.
Son témoignage est sans faute. Comme le souligne Andreï Sakharov dans ses Mémoires, c’est « un homme d’une honnêteté totale, d’une méticulosité qu’il a gardée de son travail scientifique ». Cette méticulosité est d’ailleurs la source de retards chroniques, qu’il « comble en ne ménageant pas son temps, son repos », jusque dans le camp de travail, raconte Sakharov.
Russe, né en Ukraine le 2 mars 1930, ce biologiste, spécialiste des systèmes nerveux et de l’électrophysiologie, devient membre du groupe de recherche de biologie mathématique de l’université de Moscou. A ce titre, il contestera les travaux de Trofim Lyssenko, lequel, soutenu par Staline puis par Khrouchtchev, nie la génétique. Dès 1967, Sergueï Kovalev se met à défendre les droits de l’homme. Renvoyé de l’université pour avoir signé une pétition en faveur de dissidents, il est accueilli par un ami dans une station piscicole expérimentale de Moscou. L’Archipel du goulag, le livre interdit de Soljenitsyne, lui vaut de nouveaux ennuis : Sergueï Kovalev écrit à Andropov, à l’époque chef du KGB, pour « exiger » qu’on lui rende son exemplaire confisqué. La lettre n’arrivera pas. Mais la véritable « faute » de Kovalev est d’avoir publié, depuis mai 1974, « des calomnies » dans la Chronique des événements en cours, un samizdat relatant les poursuites contre les dissidents.
Il est arrêté le 27 décembre 1974. Sakharov se rend à son procès, discrètement organisé en décembre 1975 à Vilnius, en Lituanie. C’est le moment où Elena Bonner-Sakharov reçoit à Oslo le prix Nobel de la paix pour son mari, assigné à résidence. Au tribunal, Kovalev exige la présence de ses amis : « Je ne parlerai pas devant un troupeau de porcs ! » Expulsé, il ne reviendra plus dans la salle, pas même pour la lecture du verdict : sept ans de camp et trois ans de relégation.
LIBÉRÉ PAR LA PERESTRO”IKA
La détention est très dure : Sergueï Kovalev perd toutes ses dents, subit une intervention chirurgicale qui se passera bien, peut-être grâce aux pressions de Jimmy Carter, auquel Sakharov a écrit. La répression s’abat aussi sur son fils, Ivan, et sur sa belle-fille, Tatiana Ossipova, membres du comité Helsinki : elle sera condamnée à cinq années d’exil intérieur ; lui, à sept années d’emprisonnement et à cinq ans de relégation. Après sa libération, le KGB interdit à Sergueï Kovalev d’habiter Moscou, jusqu’en 1987.
La perestroïka le libère. En 1990, lors des premières élections « semi-libres », Sergueï Kovalev, devenu membre du mouvement Russie démocratique, est élu député. En octobre 1993, après avoir été nommé en février membre du conseil présidentiel, il apporte un « soutien critique » à Boris Eltsine en lutte contre le Parlement. Certains ceux qui font remonter la dérive autoritaire du président russe à cette date le lui reprocheront. Il dénonce cependant les excès auxquels la police se livre après l’assaut contre le Parlement, à Moscou. On y fait déjà la chasse aux Caucasiens. Fin 1993, il est élu député de la nouvelle Douma sur les listes de Choix de la Russie, le parti de l’ancien premier ministre libéral Egor Gaïdar.
En décembre 1994, l’heure du choix sonne à nouveau pour ce maître de la dissidence. Il n’y a plus que deux partis en Russie : celui de la guerre ou celui de la paix. Il choisit la paix. Alors, dès l’entrée des chars russes en Tchétchénie, le 11 décembre, il réussit, malgré les embûches semées par le pouvoir (Le Monde du 21 décembre), à se rendre dans la capitale tchétchène, en compagnie d’autres députés de la Douma. Il reste trois semaines sous les bombes de son gouvernement. Il discute avec le pouvoir tchétchène, avec les prisonniers russes, clame, dans le vide, que Grozny est prêt à négocier. Bref, en s’exposant, il sauve non seulement l’honneur de la Russie mais peut-être aussi l’avenir des relations entre Tchétchènes et Russes. Quand il rentre à Moscou, c’est pour mieux se faire entendre, pour dénoncer « les menteurs et les ordures » dont « s’est entouré » Boris Eltsine, pour faire éclater « les mensonges » du pouvoir qui « surpassent ceux des communistes et même de Goebbels ».
Kovalev « exige » une entrevue avec Boris Eltsine, pour le regarder « droit dans les yeux », sans autre résultat que d’irriter le maître du Kremlin. Ce dernier a préféré former une « commission provisoire pour les droits de l’homme », spécialement consacrée à la Tchétchénie et dirigée par un homonyme, Valentin Kovalev. Ce député communiste de la Douma, qui soutient l’intervention russe en Tchétchénie, sera même nommé quelques jours plus tard ministre de la justice. Sergueï Kovalev repart à Grozny alors que le deuxième assaut russe bat son plein. Parce que, dit-il, il a promis d’y être « jusqu’à la fin » et que « les hommes doivent tenir leurs engagements ».
JEAN-BAPTISTE NAUDET