« Je suis un para, j’ai fait cinq ans d’Afghanistan et je n’ai pas l’intention de me rendre » : accusé de corruption par la presse, c’est par cette contre-attaque que le ministre de la défense de la Fédération de Russie répondait, en octobre, aux critiques des parlementaires. Le cheveu ras, le visage épais, les épaules et le parler carrés, Pavel Serguïevitch Gratchev est un soldat, un parachutiste, un général, jeune, audacieux et obéissant, au style primaire et brutal. Mais l’art de la guerre n’est pas celui de la politique. « Héros de l’Union soviétique », décoré pour « l’exécution de mission de guerre avec un minimum de pertes humaines » en Afghanistan, ce « Vietnam de l’URSS », Pavel Gratchev a trébuché en Tchétchénie, cet « Afghanistan de la Russie ». Officiellement, l’assaut manqué contre la capitale tchétchène, Grozny, lancé le 31 décembre 1994 à la veille de son 47 anniversaire , a causé des pertes « inférieures à ce qu’on peut attendre de ce type d’opération ». En fait, ce fut un fiasco et un carnage. D’autant que Pavel Gratchev avait promis de régler cette affaire en « deux heures et avec un régiment de parachutistes ». Les bombardements aériens de représailles qui ont suivi n’ont eu qu’un effet certain, outre de faire des milliers de victimes : violer la parole de Boris Eltsine, qui a, par deux fois, promis d’arrêter le massacre des populations civiles.

Pavel Gratchev a sans doute été grisé par son ascension foudroyante. En moins d’un an, ce simple et jeune général est passé du grade de général de division à celui de général d’armée, de commandant des forces parachutistes soviétiques pour devenir, en mai 1992, ministre de la défense. Pour beaucoup, il devient plus important que tout autre ministre. Ne contrôle-t-il pas, avec Boris Eltsine, la mise à feu des forces stratégiques nucléaires russes ? Avec son langage de soudard, l’officier parachutiste supplante d’ailleurs les diplomates russes dans les points chauds de l’ex-CEI.

Pavel Gratchev donne, aussi, le ton des relations avec l’OTAN : c’est« niet ». Il appuie la nouvelle doctrine militaire russe, accroissant le rôle « défensif » de l’armée dans « l’étranger proche ». « La CEI, dit-il, c’est la Russie. ». Quand les diplomates flanchent, il soutient « la cause » des Serbes de l’ex-Yougoslavie. Par tempérament ou parce que c’est son rôle, Pavel Gratchev dit souvent, avant les autres, ou, pour les autres, ce qu’ils pensent tout bas. Il est le porte-voix officieux, l’âme damnée de Boris Eltsine, qui peut toujours le démentir quand les choses tournent mal.

Le parcours éclair et atypique de cet officier, qui nomme à de hautes fonctions ses amis de l’Académie militaire, fait grincer bien des dents dans les rangs d’une armée pleine de généraux à la carrière auparavant toute tracée. Le destin de Pavel Gratchev s’est joué un jour d’août 1991. Comme beaucoup de militaires, il « entre dans le putsch » contre Mikhaïl Gorbatchev comme un comploteur conservateur et soviétique. Il en sort « démocrate » eltsinien et russe. Ce décoré de l’ordre de Lénine devait en effet jouer un rôle fondamental dans le coup d’Etat manqué. Au jour J, il dirigeait les manoeuvres militaires du Comité d’Etat pour l’état d’urgence. En téléphonant à ce moment à Pavel Gratchev, Boris Eltsine a « sonné à la bonne porte », raconte le président russe dans son dernier livre. Plutôt que de donner l’assaut à la « Maison Blanche », le général se ralliera à Boris Eltsine.

TIRER OU NE PAS TIRER ?

Pavel Gratchev avait déjà montré des signes de « faiblesse ». En janvier 1991, le commandant des forces parachutistes soviétiques fait entrer deux de ses régiments en Lituanie. Mais il s’oppose, publiquement, à leur utilisation. Pour Pavel Gratchev, tirer ou ne pas tirer, telle est souvent la question. Ironie de l’histoire : alors qu’il avait refusé, en août 1991, de prendre d’assaut la « Maison Blanche » où s’abritait Boris Eltsine, il lui revient, en octobre 1993, la tâche de prendre d’assaut ce bâtiment où le Parlement est entré en rébellion contre le président Eltsine. Le général Gratchev hésite dangereusement. Boris Eltsine doit se rendre à 2 heures du matin au ministère de la défense et lui donner un ordre écrit. Pour certains, l’homme d’action hésite parce qu’il craint des affrontements à l’intérieur d’une armée en partie séduite par les idées des « rebelles » du Parlement, Alexandre Routskoï et Rouslan Khasboulatov. Mais d’autres pensent qu’il avait lui-même des sympathies pour ces « conservateurs ». « PACHA-MERCEDES »

Lorsque Boris Eltsine le nomme ministre de la défense, Pavel Gratchev n’est pas le choix le plus « démocratique » : il est préféré à un civil, Andreï Kokochine. C’est l’époque où les réformateurs radicaux commencent à être supplantés dans le gouvernement par des personnalités du complexe militaro-industriel. Certains spécialistes estiment que le « nouveau visage démocratique de l’armée » est, en fait, un homme coopté par ce lobby. Si Boris Eltsine le choisit, c’est sans doute autant en raison de ses faiblesses que de ses forces. Malgré sa réputation de soldat courageux, Pavel Gratchev n’a ni la carrure ni la popularité du dernier chef du contingent soviétique en Afghanistan, le général Boris Gromov. Pour le président russe, Gratchev sera un lieutenant fidèle, sans danger, chargé de tenir l’armée. Pas un Bonaparte en puissance. Le général devient membre du club du Kremlin. Pour contenter « tsar », cet amateur de ski doit même se mettre au tennis !

Mais son étoile commencera à pâlir quand la réforme de l’armée, annoncée sur tous les tons, tarde à démarrer. Malgré ses « coups de gueule », le budget de l’armée et ses effectifs fondent. Les troupes russes sont rapatriées d’Europe centrale et des pays baltes dans des conditions désastreuses. Au même moment, les accusations de corruption commencent à pleuvoir sur le haut commandement.

Dès avril 1993, le parquet de Russie entame des enquêtes au sujet d’affaires auxquelles le ministre lui-même aurait été mêlé. La polémique rebondit en octobre 1994. La presse le surnomme « Pacha-Mercedes », allusion aux voitures qu’il aurait illégalement acquises. La tête de Gratchev ne tient plus alors qu’à un fil. Et c’est Boris Eltsine qui le tient. Un mois plus tard, espérant sans doute faire oublier ses déboires, le ministre de la défense lance, sans rechigner, ses troupes dans l’aventure tchétchène. Pour le bouillant général trop vite arrivé, ce pourrait être un assaut de trop.

JEAN-BAPTISTE NAUDET

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