Venant après l’assaut donné contre la « Maison Blanche », à Moscou, la sanglante bataille engagée en Tchétchénie a révélé un Boris Eltsine autoritaire, déterminé à imposer son point de vue à n’importe quel prix. Les démocrates sincères, qui le soutenaient et lui reprochaient même ses atermoiements il n’y a pas si longtemps, commencent à s’en inquiéter sérieusement. Après avoir sacrifié le général Gratchev, ministre de la défense, accusé d’être le responsable des erreurs commises dans l’aventure tchétchène, M. Eltsine se heurte à l’ancien dissident Sergueï Kovalev, qui est en train de devenir sa mauvaise conscience. Mais le pouvoir en place n’est pas vraiment menacé, car aucune relève ne se profile à Moscou, où de puissants intérêts, personnels et financiers, jouent en faveur du président russe. Les Occidentaux, de leur côté, assistent avec perplexité à l’évolution de cette situation dans laquelle ils portent une lourde responsabilité. Vont-ils, eux aussi, prendre leurs distances ?

Même si la « sale petite guerre » de recolonisation de la Tchétchénie n’est pas finie, loin de là, Boris Eltsine est en passe de « gagner » une nouvelle bataille, celle du palais présidentiel de Grozny, au prix de milliers de morts, d’immenses souffrances, de destructions considérables. Sans parler ici des victimes, ni du sort des vaincus, on peut se demander qui, parmi les « vainqueurs », devra payer le prix de tant d’horreurs. Fusible désigné, le général Gratchev, ministre de la défense, méprisé de longue date par ses pairs, et responsable direct des erreurs militaires et de l’humiliation de l’armée russe, a déjà été mis sur la touche. Le président aura-t-il, maintenant, la force et l’astuce de frapper aussi au sein de sa garde rapprochée, de ses conseillers intimes qui l’ont poussé sur le sentier de la guerre ? Ce serait sans doute, s’il en a encore la possibilité, le meilleur moyen de se tirer personnellement d’affaire. L’homme, selon l’expression utilisée par le directeur d’un quotidien russe indépendant, a « une sorte d’instinct animal du pouvoir », illustré à maintes reprises par le passé. Et, ajoute le même observateur, « on sait, depuis deux ans au moins, que le pouvoir est la seule chose qui l’intéresse ».

Rien n’indique, aujourd’hui, que ce pouvoir, du moins dans ses apparences, ses attributs, soit sérieusement menacé. Une Constitution en forme d’assurance tous risques pour l’exécutif, l’absence d’alternative évidente, et aussi les très puissants intérêts, financiers et personnels, qui unissent, au-delà des clivages partisans, certains hauts représentants de la classe politique russe, laissent supposer que le temps de la relève n’est pas venu. « LA MER DE MENSONGES »

Peut-on au moins affirmer que ce sinistre épisode a fait basculer le régime dans une autre « catégorie », beaucoup moins démocratique, beaucoup plus autoritaire et inquiétante ? En d’autres mots, qu’il a révélé un Boris Eltsine tel qu’on ne le connaissait pas ? Le rapprochement de l’opération tchétchène avec l’offensive déclenchée près d’un an et demi plus tôt contre le Parlement russe suffit à donner la réponse. Le déroulement même des deux opérations comprend de très nombreux points communs.

Dans un et l’autre cas, Boris Eltsine a laissé pourrir très longtemps la situation, puis a pris l’initiative de déclencher un conflit ouvert, en envisageant d’emblée, ses propres Mémoires en font foi, le recours à la force, l’assaut. Une fois engagé dans cette voie, il est allé jusqu’au bout, sans se préoccuper du coût humain de l’opération, et en utilisant ostensiblement de très gros moyens.

Dans les deux cas, le pouvoir a recouru systématiquement au double langage, tenté de surprendre l’adversaire et refusé toute négociation ou compromis au profit d’une exigence de capitulation pure et simple. L’utilisation d’une propagande grossière, si elle a atteint dans le cas tchétchène des sommets inégalés, a également été « testée » à l’automne 1993, au terme d’une « préparation d’artillerie dans les medias » annoncée alors par Boris Eltsine en personne. Aujourd’hui comme hier, cette propagande a été nourrie d’un « patriotisme » russe fortement mâtiné de racisme : la capture du président tchétchène du Parlement, Rouslan Khasboulatov, s’était d’ailleurs accompagnée d’une opération de « nettoyage » de Moscou de ses Caucasiens, émaillée de nombreuses bavures.

Ce qui a changé par contre, et de manière spectaculaire, c’est l’attitude des démocrates et des libéraux. Engagés alors dans un combat acharné contre un Parlement jugé alors trop puissant et assimilé à un bastion de la réaction néo-communiste, ils ont dû attendre cette fois des semaines avant d’obtenir, trop tard, la convocation d’une Douma quasi impuissante. D’Elena Bonner à Egor Gaïdar, en passant par Guennadi Bourboulis, Gleb Iakounine et tant d’autres, on n’en finirait pas d’énumérer la liste de ces démocrates radicaux qui plaidaient naguère pour un pouvoir présidentiel fort, reprochaient à Boris Eltsine ses atermoiements du premier semestre 1993, diabolisaient l’adversaire et qui, aujourd’hui, s’indignent de la dérive autoritaire qui emporte la Russie et ressuscite ses anciens démons. Des journaux les Izvestia en particulier , des chaînes de télévision, qui rendirent alors d’insignes services à la présidence, prennent aujourd’hui le risque de dénoncer « la mer de mensonges » qui a recouvert l’aventure tchétchène.

A l’inverse, on ne s’étonne même plus de constaster que les « bandits », les « rouge-bruns », les « fascistes » et les « communistes » que Boris Eltsine dénonçait avec véhémence il y a à peine plus d’un an, le soutiennent aujourd’hui ostensiblement. Y compris Alexandre Barkachov, le chef d’une formation paramilitaire d’extrême droite qui tenait le haut du pavé au milieu du Parlement assiégé. Y compris un autre « défenseur » de la « Maison Blanche », l’ex-communiste Ivan Rybkine, actuel président de la Douma. Y compris, bien entendu, Vladimir Jirinovski, dont la rhétorique impérialiste déteint depuis plus d’un an sur les discours officiels, et d’abord ceux du ministre des affaires étrangères, Andreï Kozyrev.

UN POUVOIR DANGEREUX

Ce reclassement, cette prise de conscience, doivent sans doute être considérés comme un élément « positif », un motif de réconfort. Les vrais démocrates, ceux qui rêvent d’une Russie « normale », capable de se réaliser autrement que par l’écrasement des autres et de son propre peuple, ont perçu le désastre qui menace, et ont eu, à des degrés divers, le courage de s’y opposer. « Ce pouvoir est dangereux », constate l’économiste Grigori Iavlinski, qui réclame des élections présidentielles anticipées. Tous n’ont pas forcément rompu définitivement avec l’idée que, dans les circonstances présentes, Boris Eltsine reste provisoirement un moindre mal. Mais la plupart se sont affranchis de leurs dernières illusions, certains pour tomber dans le fatalisme du « malheur russe », d’autres pour conclure qu’il est urgent pour eux de se donner une existence politique autonome, et des appuis dans la population, entreprise qui s’annonce, hélas, extrêmement difficile.

Les Occidentaux vont-ils à leur tour prendre leurs distances, réexaminer en profondeur leur politique russe, ou se dépêcher d’oublier la bavure tchétchène, voire y trouver d’étranges motifs de satisfaction ? On a ainsi entendu un officiel américain expliquer que les difficultés de l’armée russe devant Grozny prouvaient que les pays de l’Est européen n’avaient rien à craindre, et donc aucune raison valable de réclamer une adhésion à l’OTAN !

Les dirigeants des grandes démocraties portent en tous cas une lourde responsabilité dans la tragédie qui s’achève. En premier lieu, l’administration Clinton, qui a explicitiment approuvé à l’avance la remise au pas de la République rebelle, avant de constater avec effroi que les Tchétchènes résistaient, que l’affaire traînait en longueur et que les médias étaient sur place.

La faute est plus ancienne, et mieux partagée : en misant tout sur un Boris Eltsine imaginaire, « démocrate soumis à la pression des nationalistes », et en lui accordant de ce fait un privilège d’impunité, Américains et Européens l’ont encouragé à suivre sa pente, et à déraper à nouveau dans le sang. Ils paient aujourd’hui, par Tchétchènes interposés, le prix d’un aveuglement délibéré.

JAN KRAUZE

Leave a comment