Le bilan est déjà lourd. Il ne s’agit pas seulement des dévastations provoquées en Tchétchénie : sans doute des centaines, peutêtre des milliers de morts, une ville détruite, des cohortes de réfugiés femmes, enfants, vieillards lancées, démunies de tout, sur les routes enneigées du nord du Caucase. Et la chute de Grozny marquera très vraisemblablement le début d’une longue guérilla entre les Tchétchènes et une armée russe qui aura plus que jamais les allures d’une armée d’occupation. Mais le bilan est lourd aussi à Moscou où l’on a vu un « parti de la guerre » l’emporter autour de Boris Eltsine abandonné par le peu de démocrates et de réformateurs qui le soutenaient encore.
Voilà le président russe qui gouverne avec l’appui de l’ultra-nationaliste Vladimir Jirinovski, et, apparemment, sous l’influence d’étranges personnages. Mais si ce cercle de conseillers paraît aussi opaque que mystérieux, la politique qu’il conduit est, elle, assez claire. C’est celle du complexe militaroindustriel russe, celle de ceux qui veulent, sinon reconstituer l’empire, du moins maintenir autour de la Russie une large sphère d’influence ; c’est celle de ceux qui pensent que la Russie ne regagnera, aux yeux des Occidentaux, son statut de superpuissance qu’à coup de démonstrations de force brutale.
Pour ceuxlà, l’essentiel est de maintenir un Etat central fort, une économie largement militarisée, donc étatisée ; ils se méfient des réformes et dénoncent l’investissement étranger. Ce sont eux qui ont allumé la guerre civile en Géorgie, tirent les ficelles du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, maintiennent une République autoproclamée du Dniestr pour mettre au pas la Moldavie, et attisent la guerre civile au Tadjikistan. A ceux qui avaient encore des illusions, l’affaire tchétchène aura révélé l’influence de ce « parti de la guerre » à Moscou.
Toute la question est maintenant de savoir si les Occidentaux, forts de la leçon de Grozny, vont continuer à inviter Boris Eltsine à venir siéger au G 7, à lui reconnaître un droit de veto sur l’entrée de l’Europe de l’Est dans l’OTAN, à lui proposer de participer au système de sécurité occidental, par le biais du « partenariat pour la paix », enfin à lui accorder, par FMI interposé, une nouvelle assistance financière de 6 milliards de dollars (environ 32 milliard de francs), tout cela pendant que ses troupes ravagent la Tchétchénie. Le langage que tiendra le chef de la diplomatie américaine Warren Christopher à son homologue russe Andreï Kozyrev, mardi 17 janvier à Genève, donnera la mesure de la détermination de l’Occident à défendre ses valeurs, ou au contraire à les mettre sous le boisseau au nom de la Realpolitik.