LA débâcle sanglante à laquelle on assiste en Tchétchénie n’a rien de surprenant. Elle est l’aboutissement inéluctable d’un changement général de politique en Russie manifeste depuis le début de 1994, qui se caractérise par un retour à une mentalité impériale et à ce qu’on appelle « le renforcement de l’Etat ».

J’ai démissionné du poste de premier ministre au début de 1994 précisément pour n’avoir pas réussi à convaincre le président Boris Eltsine qu’une telle voie conduirait au désastre. Il a rejeté en bloc mon conseil que seul un engagement ferme et cohérent dans des réformes du marché entraînerait une reprise de la croissance économique et la stabilité qui permettraient à la démocratie de s’imposer à la longue.

Au lieu de quoi, il a choisi la voie opposée durant l’année 1994. Les mesures de stabilisation économique ont été stoppées net, le gouvernement a adopté une attitude plus répressive sur le plan intérieur, et, en politique étrangère, la Russie s’est éloignée des démocraties occidentales et s’est montrée plus agressive dans ses rapports avec ses proches voisins.

Le sommet, le 6 décembre 1994 à Budapest, de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe, au cours duquel M. Eltsine a soulevé des inquiétudes en parlant de « paix froide », a marqué un recul sérieux par rapport aux progrès de la politique étrangère russe ces dernières années.

Je ne connais pas tous les dessous des événements survenus en 1994. Mais mes responsabilités antérieures me laissent imaginer la façon dont divers conseillers du président ont souligné, dans les consultations qu’il a eues avec eux, le fait que « les traditions libérales n’ont pas de racines en Russie » et qu’« il est grand temps de mettre de l’ordre et de faire acte d’autorité ». Le relatif succès de Vladimir Jirinovski aux dernières élections a donné plus de force à l’argument selon lequel de tels propos étaient en accord avec l’opinion publique russe. Manifestement, il ne restait plus personne dans l’entourage du président pour l’avertir que, lorsqu’en Russie l’on parle d’une voix vibrante de « renforcer l’Etat », cela conduit généralement à un carnage, surtout quand le gouvernement entend ainsi résoudre par la force des problèmes ethniques complexes et délicats. Aujourd’hui ces mêmes conseillers se montrent impuissants et protestent qu’ils n’ont pas voulu la tournure qu’ont prise les événements.

Si mon expérience peut être de quelque secours, je dirai que les mécanismes vont se mettre en place pour protéger les responsables des conséquences de leurs actes. Ainsi camoufle-t-on en général les premières erreurs avec d’autres plus graves encore qui détournent l’attention. Dans les jours et les semaines qui viennent, il nous faut nous méfier de ce qui se prépare à cet égard.

Toute cette dynamique a amené M. Eltsine à commettre des fautes toujours plus tragiques qui, accumulées, font aujourd’hui peser une lourde menace sur mon pays. J’ai déjà dit publiquement qu’on ne pouvait écarter le risque d’un coup d’Etat militaire.

Les combats en Tchétchénie sont d’abord un rude coup porté à la difficile unité de la Russie. Il y a seulement six mois, toute allusion à la dissolution de la Fédération était considérée comme une spéculation irresponsable émise par des ignorants. Aujourd’hui, cette menace est devenue sérieuse.

Tout le monde a compris que le gouvernement ne pourra pas répondre militairement partout où des troubles surgiront. L’armée s’est révélée à Grozny mal préparée et mal organisée. Ainsi le pouvoir central est-il discrédité. Il a perdu la confiance qu’on lui accordait, et le peuple le juge incertain, imprévisible et malhonnête.

Au plan international, la Russie est à présent considérée avec méfiance parce que l’on ignore quelles sont ses orientations et ses intentions. Si le président continue à se fourvoyer en s’obstinant à vouloir régler la question tchétchène par la force, Grozny tombera sans doute, mais au prix d’un nombre inacceptable de victimes. Après quoi, une seule certitude : celle d’une longue guérilla, ou tout du moins du terrorisme, qui coûtera la vie à nos malheureux jeunes soldats.

S’il est peu probable qu’un front islamique se forme contre la Russie, nous rencontrerons à coup sûr une violente hostilité au sein de la Fédération, non seulement du côté de la Tchétchénie mais également de l’Ingouchie et de la partie tchétchène du Daghestan.

L’incontrôlable criminalité tchétchène est un prétexte. A ce compte, il faudrait d’abord bombarder la banlieue de Moscou

Le pouvoir d’empêcher une aggravation du désastre est entièrement entre les mains de Boris Eltsine et du premier ministre Viktor Tchernomyrdine. Cela, non pas du seul fait de la Constitution, mais en raison de l’équilibre effectif des forces publiques dans le pays.

Je sais que les autorités craignent aujourd’hui que, en cédant à la Tchétchénie, la Russie ne se désintègre comme l’Union soviétique s’est désintégrée. Mais qu’elles se demandent donc pourquoi cela ne s’est pas déjà produit. De fait, la Tchétchénie est devenue indépendante à l’automne 1991, alors que nous avions encore un président soviétique. En dépit des déclarations sécessionnistes, la Russie ne s’est pas désintégrée depuis, mais elle est devenue plus unie et plus forte. Alors pourquoi brusquement bombarder la Tchétchénie maintenant, en 1995 ? Qu’est-ce qui a changé ?

Le prétexte qui peut être invoqué pour faire la guerre aujourd’hui est que la criminalité liée aux réseaux tchétchènes est devenue incontrôlable. Le problème, il est vrai, existe. Mais il doit être résolu avec les moyens ordinaires employés ailleurs contre les criminels. Si l’on devait sur ce point suivre dans leur logique les conseillers de M. Eltsine, il faudrait commencer par bombarder une bonne partie de la banlieue de Moscou, où des concentrations de type mafieux menacent bien davantage la vie quotidienne du citoyen russe ordinaire.

Sans doute est-il plus difficile de se désengager en Tchétchénie aujourd’hui qu’avant le 16 décembre 1994, quand les chances d’une solution pacifique ont été gaspillées de façon irresponsable par le vice-premier ministre Nikolaï Egorov, qui fut chargé des négociations.

Pourtant, du point de vue des intérêts globaux de la Russie, négocier donnerait de meilleurs résultats que toute autre solution du conflit tchétchène qui pourrait se dégager de l’usage prolongé de la force.

Il existe simplement d’autres façons d’appréhender le problème. La Grande-Bretagne est-elle en train de se désintégrer parce qu’elle négocie avec l’IRA ? La Chine va-t-elle se désintégrer pour n’avoir pas conquis Taïwan ?

Comme beaucoup d’autres Russes, je ne peux qu’espérer que M. Eltsine tirera de cette catastrophe la leçon que les vieilles méthodes ne peuvent être appliquées au monde nouveau ; que l’avenir de la Russie ne sera pas assuré en revenant aux habitudes du passé.

Pour changer le cours des événements, le président devra commencer par se débarrasser de ces conseillers du ministère de la défense et du conseil de sécurité qui l’ont poussé à aller plus loin que lui-même ne l’aurait fait.

PAR EGOR GAIDAR

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