M. Christopher pourra d’autant plus librement faire état de la réprobation des Etats-Unis devant les excès d’une intervention militaire si peu économe en victimes civiles que, sur le fond, l’administration américaine n’a pas d’objections à faire valoir : Washington ne conteste pas au pouvoir politique russe le droit de « rétablir l’ordre » en Tchétchénie. Les Etats-Unis sont au moins autant attachés au principe du respect de l’intégrité territoriale de la Russie, que l’est M. Eltsine. Comme lui, ils craignent le risque de contagion que représenterait une « victoire », même symbolique, des nationalistes tchétchènes sur Moscou.
FRAGILISATION
Parmi les vingt et une Républiques que compte la fédération russe, une bonne demi-douzaine pourraient être tentées de suivre l’« exemple » tchétchène. Or la politique russe suivie depuis la fin de la guerre froide par les Etats-Unis repose sur un soutien à l’homme réputé capable de conduire un processus graduel de réformes politiques et économiques dans une Russie stabilisée. Dans cette période de fragilisation du processus politique à Moscou, l’administration Clinton estime que ce n’est pas le moment d’affaiblir davantage M. Eltsine en faisant le jeu des factions qui lui sont hostiles.
Les Américains constatent aussi qu’en dépit de la montée de son opposition intérieure, celui-ci n’a pas voulu ou n’a pas pu recourir à des mesures d’exception comme l’instauration de l’état d’urgence ou une censure des moyens d’information. Pour le reste, M. Eltsine n’a pas remis en cause la politique de coopération visant à démanteler l’arsenal nucléaire de l’ex-URSS, que Washington juge essentielle pour réussir à « ancrer » la fin de la guerre froide. De même, Moscou reste attaché au processus de désarmement stratégique des traités START I et II, bien que ceux-ci n’aient pas été ratifiés. Enfin, à propos de la Bosnie ou de l’Irak, et en dépit de profondes divergences avec Washington, Moscou n’a pas remis en cause les acquis de la détente.
Bref, ce qui lie les Etats-Unis et la Russie est plus important que ce qui les sépare. « Ce serait une terrible erreur de réagir de manière réflexe aux hauts et bas expérimentés par la Russie et qu’elle connaîtra dans les années à venir », a insisté M. Clinton qui aimerait convaincre ses concitoyens que les intérêts à long terme des Etats-Unis résident davantage dans une Russie qui aura maintenu l’intégrité de ses frontières et l’autorité du pouvoir central, que dans la reconnaissance des aspirations à l’indépendance de la minorité tchétchène.
Ce discours est cependant loin de faire l’unanimité, y compris dans le camp démocrate. Sous le titre «Complice de Moscou», Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller pour la sécurité nationale du président Carter, soulignait récemment, dans les colonnes du New York Times, que le gouvernement américain s’était aligné sur la position russe, gommant la légitimité historique et morale du combat des Tchétchènes. « La Tchétchénie pourrait devenir la tombe de la réputation morale de l’Amérique », ajoutait-il.
CRITIQUES
Les responsables républicains, pour qui Moscou se livre à une répression de type communiste en Tchétchénie, estiment aussi que Washington apporte un soutien inconditionnel à M. Eltsine. Les Etats-Unis, insistent-ils, doivent préserver leurs relations à long terme avec Moscou, et ne pas mener une politique qui s’identifie à un seul homme.
L’administration Clinton a été sensible à ces critiques. La veille de son départ à Genève, M. Christopher a souligné que, « jusqu’à présent », M. Eltsine avait été un des « principaux protagonistes » de la politique de réformes engagée en Russie. Les Etats-Unis continueront donc à le soutenir « aussi longtemps qu’il va dans la bonne direction ». Quant au conflit tchétchène proprement dit, le secrétaire d’Etat américain s’est borné à constater que l’intervention militaire a été « mal conçue et mal exécutée », qu’elle a fait « beaucoup de mal », qu’elle constitue « un grave recul en arrière en matière de réformes de l’économie de marché et de réformes démocratiques ».
Tout comme M. Eltsine, les responsables américains estiment que les dérapages sanglants et l’enlisement du conflit tchétchène sont largement dus à l’incompétence des généraux russes. Ils sont prêts à reconnaître que cet épisode pourrait ne constituer qu’une « erreur de parcours », mais ils demandent à M. Eltsine de réaffirmer ses intentions démocratiques en mettant fin, « dès que possible », au bain de sang.
LAURENT ZECCHINI