Chaque soir, les anciens, en haute chapka d’astrakan ou en keffieh, et les plus jeunes, en jeans, se réunissent pour commenter les dernières nouvelles du « pays » et, surtout, pour tenter d’éveiller l’attention du monde sur le drame de leurs frères. Des dizaines de fax sont envoyés chaque jour à des dirigeants politiques, des associations, pour expliquer le conflit et demander des interventions. S’estimant être environ quinze mille, les Tchétchènes de Jordanie, qui ont tous des liens étroits avec leurs familles établies dans le Caucase, entendent bien faire le maximum pour aider leurs frères. Porte-parole du comité, Toujan Faisal, seule femme siégeant au Parlement jordanien, élue à l’un des sièges réservés aux Circassiens, insiste sur le caractère pluraliste du comité, qui « rassemble tous les segments de la société jordanienne, Arabes, non-Arabes, musulmans, chrétiens ».
MANIFESTATION EN TURQUIE « Le soutien en Jordanie est massif, dit-elle. Nous recevons des dons de tout le monde. » Côté officiel, cependant, la prudence reste de règle. La presse rend compte des événements, mais sans beaucoup de commentaires, et la télévision, selon Mm Faisal, ne fait pas une part très large au conflit. « Elle utilise le terme « séparatiste », accuse-t-elle, or il est faux de dire que ce conflit est une affaire interne russe, puisque la Tchétchénie n’a jamais signé l’acte de constitution de nla Fédération de Russie. » « Au début du conflit, le gouvernement était très réservé », affirme encore Toujan Faisal, qui a obtenu du Parlement, contrairement à la position officielle jordanienne, la reconnaissance du droit à l’autodétermination du peuple tchétchène. « Il semble que les choses changent, dit-elle, et le roi Hussein, qui nous a reçus, nous a assuré de son soutien. Il nous a affirmé qu’il ferait tout pour faire cesser ce drame et, en attendant, il nous a promis son aide pour l’acheminement de nos colis de médicaments et s’est déclaré prêt à recevoir et soigner gratuitement les blessés. » « Une fois de plus, ajoute-t-elle, le monde est plus amorphe quand il s’agit d’une agression contre un Etat musulman. » Si les Etats arabes et islamiques se sont, jusqu’à maintenant, contentés de protestations verbales face à l’agression russe en Tchétchénie, l’opposition islamiste commence à manifester sa rancoeur, et l’attitude occidentale risque une fois de plus d’alimenter son ressentiment. Plus de deux mille islamistes turcs ont ainsi manifesté, vendredi 13 janvier, dans les rues d’Istanbul, autant se sont rassemblés au Caire et à Beyrouth, et ce sont les deux chefs des communautés musulmanes sunnite et chiite qui ont dénoncé le « massacre des Tchétchènes au vu et au su des grandes puissances qui brandissent le slogan de la démocratie et des droits de l’homme ».
Pour les musulmans radicaux, mais pas seulement pour eux, après le drame des Palestiniens et celui des Musulmans bosniaques, la tragédie tchétchène va s’ajouter à la liste des « injustices » commises par l’Occident envers l’islam. Présents en Turquie, en Syrie, en Jordanie, où ils sont particulièrement nombreux dans les professions libérales, les Tchétchènes, qui sont arrivés au début du siècle, conservent leurs traditions, et chacun ici parle le tchétchène. « J’ai découvert l’arabe au jardin d’enfants », affirme Mohammad Chamseddine Ashab, un artisan de trente-cinq ans. Se sent-il jordanien ou tchétchène? « Jordanien en premier, répond-il, mais, c’est sûr, mes racines sont là-bas. » Depuis quelques années, ils sont nombreux à être allés en Tchétchénie, et quelques familles sont même retournées s’établir là-bas.
Dans le club, où des jeunes s’exercent au billard et au ping-pong, au milieu de cartons de médicaments soigneusement emballés et répertoriés, Yazan, dix-huit ans, est disposé à aller se battre pour la Tchétchénie. « Je suis prêt à mourir pour notre indépendance », dit-il, approuvé par tous. Le comité enregistre les noms des volontaires, mais « nous ne les encourageons pas et leur expliquons que, sur place, ils n’ont pas besoin de combattants », affirme Mm Faisal. Seuls sont allés se battre des étudiants tchétchènes ou des visiteurs qui étaient en Jordanie quand l’invasion a eu lieui, affirme un membre du comité.
Historien de la communauté et président du Centre des études tchétchènes, le docteur Taha Sultan Murad interroge: « Comment peut-on dénier à un peuple le droit à l’autodétermination ? Nous sommes une nation, nous ne renoncerons jamais. Nous avons combattu l’occupation russe depuis l’époque des tsars, nous continuerons. »
FRANCOISE CHIPAUX