Sur le quai de la gare de Nazran, la ville frontalière entre l’Ingouchie et la Tchétchénie, Liéna, vingt-huit ans, attend son mari. Il fait nuit et cette femme corpulente plonge un visage de poupée dans un col de fourrure. Le train ne part pas, le mari n’est pas là. Des enfants se glissent sous les essieux des roues et s’allongent sur les rails. Le chef de gare entre se réchauffer dans son bureau. Une femme descend d’un des wagons verts et austères, elle va chercher de l’eau en disant : « C’est pas grave, dans les montagnes on est habitué .» A l’intérieur du train, les couchettes sont dépliées. Une seule bougie est allumée.

Liéna n’aperçoit pas la silhouette de son mari, elle tape des pieds, met les mains dans ses poches. Dans la pénombre des compartiments, des yeux la fixent. Le train ne partira pas. Il sert de campement à plusieurs centaines de réfugiés. Liéna, parfois, a envie de pleurer. Elle se retient. La dernière fois qu’elle a vu son mari, c’était jeudi 12 janvier. Ils vivaient dans une maison près de la place Minudka de Grozny et, jusqu’à jeudi, cette place, située entre le centre-ville assiégé et les cités populaires du Sud, était réputée pour être tranquille, hors d’atteinte, une sorte de base de repli pour les combattants tchétchènes. Dans la nuit de mercredi à jeudi, Liéna a compris que les vitres ne se contentaient plus de trembler sous le souffle des obus. Les colonnes russes avaient avancé. Les voisins lui ont proposé une place en s’entassant déjà à quatre familles dans trois voitures. Le mari est resté. Assise sur la banquette arrière, elle l’a vu une dernière fois disparaître dans une rue. La voiture s’est faufilée à toute allure entre les obus. « ILS VONT ME CREVER LES YEUX »

Ce soir, elle explique que « Doudaev aurait pu trouver un moyen de ne pas impliquer les gens dans cette guerre ». Plusieurs femmes sortent, furieuses, pour lui crier au visage : « Tais-toi, Doudaev, défends la nation ! » Liéna, elle, la Russe née en Tchétchénie, leur demande : « Mais alors, pourquoi Doudaev a-t-il placé, en décembre, ses hommes sur les toits de nos maisons pour qu’ils tirent sur les avions russes qui nous survolaient alors qu’ils ne nous bombardaient pas encore ? Et pourquoi ces avions sont-ils ensuite revenus nous bombarder ? Pourquoi ? » « Tais-toi, lui répondent les femmes du wagon qui lui saisissent le bras. Nous avons le droit de faire ce que nous voulons dans notre pays. Nous, nous ne sommes pas allés à Moscou pour tirer des obus sur la population. » Liéna ne regarde plus ces femmes qui lui disent « tais-toi ». Elle pleure, elle parle, les yeux ailleurs : « Mais la Russie n’est pas seulement mauvaise contre les Tchétchènes, elle est mauvaise contre les Ingouches, les Arméniens, les Russes eux-mêmes qui vivent en Tchétchénie. Y a-t-il une différence entre un enfant russe et un enfant tchétchène qui meurent sous une bombe russe ? Moi, je vous dis qu’il n’y a pas de différence non plus entre Eltsine et Doudaev, le peuple n’est pas coupable de cette guerre, ça lui fait aussi mal qu’au peuple tchétchène. » Plusieurs hommes retiennent leurs femmes qui veulent en venir aux mains.

Liéna s’éloigne du wagon. C’est la première fois qu’elle voit des Tchétchènes de souche réagir aussi violemment. « Hier encore, à Grozny, avec mes voisins, on parlait librement de Doudaev. Eux non plus n’avaient plus confiance. Moi-même, je suis russe mais je suis une sorte de tchétchène. » Liéna avait pris l’habitude de discuter devant sa maison avec les combattants tchétchènes qui se reposaient sur le trottoir. « Je les faisais rire quand je leur demandais s’ils avaient peur. Ils me donnaient des nouvelles, ils disaient qu’ils capturaient des Russes par milliers. On ne les croyait pas. Ils étaient toujours optimistes, courageux. »

Elle dit ouvertement que « Doudaev n’a rien essayé pour la paix », qu’« il a combattu pour défendre ses propres intérêts et pas ceux du peuple » ; elle, la petite femme de ménage de l’hôpital de la raffinerie, se demande ce que le président « a fait de l’argent du pétrole qu’il a vendu à l’étranger. Depuis trois ans, il n’a versé aucun salaire, aucune pension. » Ce soir, après l’incident du wagon, Liéna avoue qu’elle redoute d’être accusée d’être née russe si, un jour, elle revient reconstruire sa maison à Grozny. « Ils vont me crever les yeux », dit-elle, encore émue par la colère de l’altercation.

Dans la salle d’attente de la gare, Abdou, un commerçant ingouche de cinquante et un ans, se targue de connaître « personnellement Doudaev » et dit qu’il n’a pas de chance. Il avait refait sa vie à Grozny. A côté de lui, Vartan, un maçon arménien de quarante et un ans, né en Tchétchénie mais originaire du Karabakh, a, lui aussi, quitté Grozny après avoir combattu quelque temps au côté des Tchétchènes. Les chars russes sont passés sur sa maison, dit-il, pour se frayer un passage dans un des quartiers nord.

Longtemps, Liéna a arpenté le quai de la gare. Son mari, qui devait arriver de Grozny, n’est pas venu aujourd’hui. Alors, elle est allée à « l’école numéro deux », un camp provisoire, où on lui a réservé un lit.

DOMINIQUE LE GUILLEDOUX

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