Comment finir une guerre ? A Goïti, un village situé à vingt kilomètres au sud de Grozny, on sait plutôt comment démarre une révolution. Dans ce gros bourg, planté au milieu des steppes enneigées, on aime rappeler qu’ici, entre la mosquée et le cimetière musulman, les paysans ont été les premiers du Caucase à s’insurger contre le tsar et à s’enflammer pour la révolution d’Octobre. Aujourd’hui, à Goïti, les jeunes gens en âge de se battre se rassemblent, le kalachnikov à la main, devant la salle municipale, disent qu’il ne font pas de politique mais assurent « seulement la défense de leur village ». Quelques bombes ont explosé, les semaines passées, mais l’électricité fonctionne encore, les basses-cours sont opulentes. De temps en temps, on regarde les nuages lorsque les avions russes semblent voler trop bas.« Vous entendez la pax russica ? », ironise Islam, un jeune étudiant en anglais.

A l’hôpital, on découpe un demi-mouton à la hache. Les habitants ont apporté quelques morceaux de pain et de vieilles boîtes de médicaments. Grozny dispose d’un seul poste de secours et les blessés de la capitale tchétchène sont envoyés dans les petits hôpitaux de campagne comme celui de Goïti. Celui-ci comporte vingt-sept lits, et on n’y pratique pas la chirurgie. Kuklin Boris Leonidovitch, quarante-huit ans, a pourtant été amputé là par un chirurgien de passage. Lui-même médecin épidémiologiste, il se trouvait dans son appartement de la capitale, près de la place de la Révolution-d’Octobre, le 9 janvier à midi, lorsqu’un obus a explosé dans le salon. Les éclats lui ont endommagé la main. Sur le coup, il a perdu connaissance. On l’a évacué d’urgence et on a oublié sa mère dans l’appartement.

Le quartier de la Révolution-d’Octobre est, à Grozny, l’un des plus bombardés par l’armée rouge. Kuklin Boris Leonidovitch est un Russe né en Tchétchénie. Dans la chambre, à côté de lui, Magamit Magameda, vingt-deux ans, se repose. Il a été blessé au bras, criblé de mitrailles, alors qu’il combattait aux abords du palais présidentiel. Paysan costaud, Magamit avait passé deux ans dans l’armée russe à l’occasion de son service militaire. Quand la guerre a éclaté, il pensait plutôt qu’il« valait mieux discuter », puis il s’est résigné à « défendre la maison, la patrie, la nation ».

Magamit n’est pas un partisan, mais un simple combattant tchétchène : « Je ne suis ni contre Doudaev ni contre les Russes, je défends mon pays », ajoute-t-il. Kuklin Boris Leonidovitch soupire en entendant son voisin de chambrée. Ailleurs, dans une autre chambre, Rimma, une femme de soixante ans blessée au dos et à la gorge, dit qu’elle est née en Tchétchénie et que c’est ici qu’elle veut mourir,« pas sous les bombes russes, mais par la mort qui vous envoie à Dieu ». Une femme arménienne, bombardée puis mitraillée alors qu’on l’évacuait de Grozny en voiture, n’arrive pas à comprendre.« A Grozny, nous n’avions jamais vécu séparés. Les Tchétchènes, les Russes, les Ingouches, il n’y avait pas de différence. Comment allons-nous faire maintenant ? Ce sera impossible d’oublier. »

Dans sa ferme, Ismaïl, soixante-cinq ans, un paysan coiffé d’une chapka en astrakan, a accueilli deux familles de réfugiés qui sont venues à pied, puis en voiture, de Karpinska, dans le canton d’Andreïvski Vallée, au nord-est de la Tchétchénie. Les femmes sont là avec les enfants, les maris sont restés pour défendre leur maison en compagnie « des Russes du village qui ne savaient pas où aller ».

Ismaïl a donné des vêtements car ils étaient partis sans rien. Puis, tous les jours, il fait un peu plus de pain. « Trois autres familles de réfugiés à Goïti ont essayé de retourner chez elles, lundi dernier, mais elles ont été bombardées. » Ismaïl se demande« pour qui il est nécessaire de combattre ». « A quoi sert la guerre ? » : personne n’en veut, dit-il, mais il aime l’histoire du cheikh Chamil, le chef historique de la guerre du Caucase, au siècle dernier. Son fils, capturé par les Russes, lui avait demandé depuis sa cellule à Saint-Pétersbourg : « Mon père, vous ne pourrez jamais vaincre l’armée russe. Pourquoi n’arrêtez-vous pas tout de suite cette guerre ? » Chamil lui répondit : « Mon fils, je ne veux pas gagner contre l’armée russe, je ne veux la guerre contre personne. Mais je veux qu’ils nous laissent seuls, indépendants. » Ismaïl, lui, déclare qu’il voudrait une Tchétchénie indépendante « mais pas isolée » : « Nous pourrions vivre en paix avec une relation amicale avec les nations qui nous entourent. » Lui aussi se demande comment va finir cette guerre.

DOMINIQUE LE GUILLEDOUX

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