Or, contrairement à toutes les prévisions, même de ceux qui avaient prévu la résistance farouche des Tchétchènes et l’embourbement de l’armée, la société russe se réveille de son apathie. L’union se fait, mais contre la « guerre sale ». Des députés de la Douma, toutes tendances confondues communistes et démocrates se rendent à Grozny, sous les bombes, pour dénoncer les mensonges du pouvoir. Dans les rues de Moscou, les mères de soldats manifestent. L’armée se rebelle pacifiquement, du simple soldat qui sabote son blindé, au général d’armée qui dénonce publiquement cette guerre « stupide ».
Les défenseurs des droits de l’homme, oubliés au profit des nouveaux biznessmen, reviennent sur le devant de la scène. Un homme d’affaires propose de ne plus payer les impôts pour ne pas financer la guerre. La presse se rebiffe : les médias privés, presse écrite et télévision, se déchaînent. Si deux ou trois journaux officiels ne publient que les communiqués et « analyses » du « parti de la guerre », la télévision d’Etat russe et l’agence ITAR-TASS renâclent à employer cette langue de bois en diffusant des reportages dérangeants. L’Eglise orthodoxe, fidèle serviteur du pouvoir, « s’inquiète ».
Les autres régions ou républiques autonomes condamnent les méthodes du pouvoir. Et les sondages sont catastrophiques. Largement plus de la moitié de la population, politiquement passive depuis un an, se prononce contre la guerre et Boris Eltsine. « Le conflit tchétchène paraît avoir changé la situation politique en Russie : les citoyens se sentent de nouveau concernés par la vie publique » écrit Sergueï Chougaev, commentateur des Izvestia. On disait les Russes séduits par le nationalisme, prêts à l’autoritarisme, à une « main forte », à suivre un Jirinovski. En tentant de pêcher dans ces eaux troubles, Boris Eltsine a démontré le contraire. Le pouvoir a bien tenté d’instaurer la psychose. Les alertes à la bombe, les contrôles se sont multipliés. Mais même certains policiers n’arrivent pas y croire. Chacun pense plutôt à une « manipulation » du pouvoir.
PAYSAGE POLITIQUE BOULEVERSÉ
L’homme « qui ne ment jamais » est venu symboliser la « nouvelle conscience russe » : le dissident Sergueï Kovalev, en qui tout le monde voit déjà l’héritier de son ami décédé, Andreï Sakharov. Le délégué du président aux droits de l’homme s’oppose directement à Boris Eltsine ; il entraîne derrière lui des hommes politiques, des militants des droits de l’homme. Il force le respect de la population en restant à Grozny pendant l’assaut russe.
Certes, aucune manifestation de masse ne trouble les villes russes, figées dans leur immense lassitude de la lutte pour la survie économique. Mais les « forces vives » du pays, les « décideurs », autres que les anciens apparatchiks promus au sommet, se prononcent contre la guerre. Peu à peu, l’audace des journalistes russes fait connaître une autre vérité au pays. Les doutes sur la réalité de la guerre en Tchétchénie deviennent des certitudes. L’atmosphère est à la résistance. L’Occident, de plus en plus dénoncé comme « ennemi » par le pouvoir, devient un allié des adversaires de la guerre. Ils s’étonnent juste de ne pas être davantage soutenus.
Les militants des organisations de défense des droits de l’homme, souvent d’anciens dissidents, témoignent : les collectes de signatures au bas de textes de protestations, qu’ils avaient tant de mal à mener depuis la fin de « l’ère des meetings » démocratiques en 1991, connaissent à nouveau un grand succès ; des Moscovites affluent dans un centre de collecte de vêtements pour les réfugiés de Tchétchénie.
Mais tout cela se heurte à la désorganisation issue du grand chambardement post-communiste, comme aux blocages introduits par la nouvelle Constitution ultra-présidentielle adoptée en décembre 1993. Elle fut allègrement violée par la décision d’envoyer l’armée en Tchétchénie, mais le Parlement ne trouve pas les moyens de s’y opposer. Il est paralysé par ses dissensions internes, par le souci premier d’une grande partie de ses membres de ne pas perdre leurs privilèges en s’opposant au pouvoir, comme par l’insuffisance, toujours criante, d’un cadre législatif cohérent. Que la Cour constitutionnelle ne soit toujours pas élue au complet ajoute au marasme juridique.
En se lançant dans l’aventure tchétchène, Boris Eltsine a sans doute confondu le vote de protestation en faveur de Vladimir Jirinovski en décembre 1993, avec une carte blanche donnée à une reprise en main autoritaire à base de chauvinisme. Le leader ultra-nationaliste, un des rares à soutenir le président dans ses dérives caucasiennes, plafonnerait à 15 % dans les sondages, à égalité avec Boris Eltsine. Le paysage politique est bouleversé. Et ce, au profit des ex-communistes, de leurs alliés agrariens, mais aussi des démocrates. Leurs étiquettes politiques s’effacent de plus en plus au profit d’un seul critère : pour ou contre la poursuite de la guerre en Tchétchénie.
JEAN-BAPTISTE NAUDET ET SOPHIE SHIHAB