LE PRÉSIDENT de la petite Tchétchénie rebelle qui tient tête à l’armée russe depuis trois semaines, est devenu pour le Kremlin ce « méchant Tchétchène », qu’évoquait le poète Lermontov au siècle dernier. « Fanatique » et « terroriste » pour Moscou, « patriote et intègre » selon ses proches, ce caucasien à l« ‘allure d’un officier de l’armée tsariste », comme le décrit Alevtina, son épouse russe, fascine et inquiète. « Je suis un Tchétchène ordinaire » aime à répéter ce petit homme, sec et nerveux, à la moustache aussi bien taillée que ses costumes, civils ou militaires. Les médias moscovites se complaisent, pourtant, à citer ses appels à « la guerre sainte contre l’Empire russe » et ses menaces d’attentat contre les centrales nucléaires russes.

On le dit musulman pratiquant n’a-t-il pas un exemplaire du Coran sur sa table de travail ? ce qui suffit à faire dresser les cheveux sur la tête des « démocrates » russes, plus chatouilleux sur la question que nombre de nationalistes. Pourtant, le président tchétchène, qui avoue ne pas distinguer « la différence entre sunnites et chiites », n’a rien d’un fondamentaliste. Ceux qui l’ont cotoyé sont plus mesurés, comme ce député de la Douma qui, après un séjour à Grozny, le décrivait comme un « romantique ». S’il aime être comparé aux cheikhs Chamil et Mansour, les héros caucasiens de la résistance à la conquête russe aux XVIII et XIX siècles, le général, malgré une propension toute méridionale à la gesticulation, sait faire preuve de modération. Comme en décembre 1994, lorsqu’il fit libérer les soldats russes capturés lors de l’assaut malheureux du 26 novembre sur Grozny.

LUNE DE MIEL DE COURTE DURÉE

En 1944, Djokhar Doudaev, cadet d’une famille de sept enfants, a un mois lorsque tout le peuple tchétchène est déporté au Kazakhstan par Staline. Treize ans plus tard, le jeune caucasien rentre de cet exil. Son but : devenir militaire. En 1974, il termine l’Académie de l’air Gagarine, réservée à l’élite, et devient le premier général tchétchène de l’armée soviétique, après avoir, comme il se doit, adhéré au Parti communiste en 1966.

En 1989, commandant l’unité de bombardiers statégiques de Tartou, en Estonie, Djokhar Doudaev s’attire les sympathies des indépendantistes estoniens qu’il autorise à déployer le drapeau de l’Estonie libre sur la base. Aujourd’hui les républiques baltes, reconnaissantes, ont, plus d’une fois, proposé leur médiation dans le conflit tchétchéno-russe et la ville de Tartou offrait récemment l’asile à sa femme et ses trois enfants. Mais la famille est restée à Grozny, où le fils aîné, Avlour, a été blessé lors des combats autour d’Argoun fin décembre.

En janvier 1991, Djokhar Doudaev, pratiquement inconnu de ces concitoyens, fait une apparition très remarquée au Congrès du peuple tchétchène, où il appelle à l’indépendance.

Le putsch manqué d’août 1991 donne au bouillant général, qui a démissionné de l’armée, l’occasion de se démarquer : il se range aux côtés de Boris Eltsine alors que la direction légale tchétchène soutient les durs de Moscou. Mais la lune de miel avec les « démocrates » russes est de courte durée : a peine élu, le 27 octobre 1991, président de la Tchétchénie, avec 85 % des suffrages, Djokhar Doudaev provoque l’ire du Kremlin en déclarant l’indépendance de sa petite république.

L’Etat d’urgence décrété par Boris Eltsine le 7 novembre se révèlera être un fiasco : les deux mille hommes massés aux portes de la Tchétchénie, ridiculisés par la garde nationale tchétchène, se retireront deux jours après leur entrée en scène. Le petit président a gagné. Préfigurant ce qui se passe actuellement : alors qu’une opposition à Doudaev commencait à se constituer, elle disparaît comme par miracle, dans un élan de cohésion contre l’envahisseur russe. « L’EXIL DANS UN PAYS CHAUD »

Deux ans plus tard, le mécontentement reprend le dessus : isolée, privée des subsides de Moscou, la Tchétchénie périclite. On fait la queue pour le pain, les salaires ne sont plus versés, les écoles sont fermées. C’est l’époque des meetings de protestation sur la place centrale de Grozny. On y réclame la tenue d’un référendum sur la confiance au général-président. Malgré son manteau de cuir et son Borsalino, qu’il dit préférer à l’uniforme pour ne pas « avoir l’air d’un dictateur », c’est sans états d’âme qu’il fait tirer sur son Parlement, en avril 1993, démantèle l’opposition et s’arroge tous les pouvoirs. Six mois plus tard, il propose son « aide militaire » à Boris Eltsine lorsque celui-ci fait donner le canon sur le Soviet suprême.

C’est en 1993 également que Djokhar Doudaev est lâché par plusieurs de ses fidèles, dont le chef de sa garde, Rouslan Labazanov, ou le maire de Grozny, Beslan Gantemirov, qui se mettent au service de Moscou. Mais aujourd’hui, beaucoup de leurs hommes sont revenus se battre contre les troupes russes : en intervenant directement, Moscou, sans le prévoir, a offert au général rebelle un regain de vigueur politique.

Si, ces deux dernières années, la popularité de Djokhar Doudaev était au plus bas, il est clair que l’intervention russe aidant, la population fait désormais corps avec lui. Devenu, pour son peuple de montagnards, un nouveau Chamil, il présente de nombreuses similitudes avec le farouche cheikh indépendantiste. Comme lui, il est magnanime avec ses prisonniers, traités en hôtes plus qu’en otages, selon la tradition d’hospitalité qui prévaut dans le Caucase.

Et, de même que Chamil au XIX , se vantait auprès des siens d’être allé rendre visite au sultan à Istanbul, alors qu’il n’en était rien, Djokhar Doudaev, qui n’hésite pas à prendre les commandes de son avion personnel, pour des « tournées mondiales » aux Proche et Moyen-Orient, expliqua un jour comment il avait fini par « renoncer à une visite prévue aux Etats-Unis ». Il a toutefois bel et bien séjourné à Paris du 13 au 16 juin 1993 et aurait même été invité par des militaires français à des essais de Mirage 2000 sur la base d’Orange.

Aujourd’hui, les Russes, qui, décidément, manifestent une totale méconnaissance de leur histoire coloniale et des moeurs en vigueur dans la région, ne font que renforcer la similitude avec Chamil lorsqu’ils proposent d’exiler le général rebelle « dans un pays chaud », tout comme le cheikh, fut, en 1871, envoyé par le tsar Alexandre II finir ses jours à Medine.

MARIE JEGO

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