“La médiocrité et l’irresponsabilité des dirigeants russes ont tué, et continuent de tuer, des milliers de civils et des centaines de soldats”, ont ainsi affirmé, mardi 10 janvier, d’anciens dissidents soviétiques, dont Sergueï Kovalev, le délégué aux droits de l’homme du président russe, qui vient de retourner à Grozny. Dans un appel signé également par Elena Bonner, la veuve d’Andreï Sakharov, ils demandent aux partis et mouvements démocratiques de Russie de se mobiliser pour faire cesser “la boucherie” en Tchétchénie, pour tenter d’écarter la “menace de dictature qui se profile en Russie”.
Un rassemblement a d’ailleurs réuni, mardi à la nuit tombée et sous la neige, quelques milliers de personnes à Moscou. D’autres manifestations se déroulent en province, souvent inspirées par les comités locaux des “mères de soldats”. Un homme politique de poids, le maire de Moscou, Iouri Loujkov, est également sorti de sa réserve. “Au lieu de spécialistes sachant manier le scalpel, nous avons des bouchers autour de la table d’opération” tchétchène, a déclaré mardi M. Loujkov.
LA TIMIDITÉ DES OCCIDENTAUX
Les échos, de plus en plus négatifs, venant d’Europe et d’ailleurs inquiètent-ils le Kremlin au point de modifier sa conduite ? Certains signes l’indiquent. Et la timidité dont font preuve les représentants occidentaux à Moscou en serait d’autant plus funeste. Mardi, le représentant hongrois de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (ex-CSCE), Istvan Gyarmati, a mené dans la capitale russe les premières “consultations” internationales sur la Tchétchénie, alors que la hantise russe reste une internationalisation de cette crise. On semble pourtant en être encore très loin.
On soulignait, lundi, dans certaines ambassades à Moscou dont celle de France, “le signe très positif” qu’aurait constitué “l’empressement” du ministre russe des affaires étrangères, Andreï Kozyrev, à accepter l’offre de l’OSCE (présentée il y a une semaine seulement) de “coopération” dans le strict cadre de “l’observation du respect des droits de l’homme”.
M. Kozyrev a mis, mardi, les choses au point, avec un cynisme dépassant celui dont il fait preuve depuis le début de la crise tchétchène. “Les droits de l’homme sont certes violés en Tchétchénie”, a-t-il déclaré devant M. Gyarmati, selon l’agence Interfax. Mais ce sont “les formations criminelles du régime de Doudaev” qui violent les droits des “citoyens russes”. “Il faut donc aider les militaires russes qui défendent les droits de l’homme en Tchétchénie, y compris le droit le plus important, celui à la vie”, a-t-il conclu.
M. Kozyrev continue ainsi à tenir le langage des “faucons” russes, celui de ses dirigeants réels, unis au sein du “Conseil de sécurité”. Son très influent secrétaire, Oleg Lobov, a tenu, mardi, devant la presse, le même discours sur les droits de l’homme bafoués en Tchétchénie au cours des “trois dernières années du régime Doudaev”. C’est parce que “l’opinion, en Russie et à l’étranger, le demandait” qu’il a fallu, a-t-il dit, décréter un “moratoire” de 48 heures en Tchétchénie, “même si cela peut donner aux gens de Doudaev l’occasion de se réorganiser où de partir”. Comme il y a beaucoup de chances pour que le général Doudaev refuse “l’offre” qui lui est faite de déposer les armes sous 48 heures, le président tchétchène sera ainsi “dévoilé comme l’homme qui ne veut pas la paix”. Ce qui permettra de poursuivre les opérations “de désarmement des bandes armées illégales” en Tchétchénie dans des conditions plus favorables, a expliqué M. Lobov. Ce dernier n’a pas manqué d’affirmer que l’opération russe reste “un succès militaire”, dont les retards “apparents” ne sont dus qu’au grand humanisme de troupes qui “se refusent à utiliser tous les moyens en leur possession”.
L’ancien numéro deux de Boris Eltsine, lorsque celui-ci était chef du Parti communiste de la région de Sverdlovsk, a gardé toutes les apparences d’un apparatchik de second rang. Il ne semblait nullement saisir l’effet de tels propos sur son auditoire. M. Lobov fait pourtant partie des quatre personnages les plus importants de l’Etat, si l’on en croit une déclaration faite, mardi, par un porte-parole de l’administration présidentielle, précisant le statut des membres du Conseil de sécurité. Composé de treize membres, cet “organe” semble fonctionner de plus en plus comme l’ancien Politburo de l’URSS.
Ainsi seuls quatre de ses treize membres auraient désormais reçu le titre de “membre permanent”, avec le droit de vote et, surtout, celui de présider le Conseil en cas d’absence du président, “sur son instruction”. Comme les absences de Boris Eltsine sont quasiment devenues la règle, on voit l’intérêt d’un tel règlement.
Outre M. Lobov, les “membres permanents” sont le premier ministre, Viktor Tchernomyrdine, et les présidents des deux chambres du Parlement, MM. Rybkine et Choumeïko. Ces derniers n’ont été admis que la semaine dernière au Conseil de sécurité, mais leur loyauté envers le “parti de la guerre” en Tchétchénie, et Boris Eltsine lui- même, ne s’est jamais démentie ces derniers temps.
L’influence réelle de Viktor Tchernomyrdine reste, par contre, sujette à caution. Il avait été convaincu, lundi, par Sergueï Kovalev d’organiser un vrai cessez-le-feu de 48 heures en Tchétchénie, pour permettre de relever les corps qui jonchent Grozny et d’en évacuer les blessés, notamment parmi la centaine de prisonniers russes détenus par les Tchétchènes.
De la République voisine d’Ingouchie, où il avait passé sa soirée au téléphone, l’ancien dissident avait annoncé avoir obtenu l’appui du premier ministre et d’un responsable militaire de l’offensive russe, pour cette trêve.
Le responsable militaire entra même en contact avec le palais présidentiel à Grozny.
Sergueï Kovalev n’a pu mener son projet à bien. Il fut “court-circuité” par la publication, la nuit même, d’un “appel aux bandes illégales armées à cesser-le-feu, à abandonner leurs positions, à déposer les armes et à libérer les personnes prises durant les combats”. Ce qui n’était plus du tout la même chose.
Cette “offre”, valable 48 heures, avait pris toutes les caractéristiques d’un nouvel ultimatum, exigeant la reddition des combattants tchétchènes. M. Tchernomyrdine, qui avait accepté dans la nuit la version finale de l’offre faite à Grozny, a donc dû céder devant le “parti de la guerre”.
SHIHAB SOPHIE
Le Monde
jeudi 12 janvier 1995, p. 15