ALAIN JUPPÉ vient de le répéter : la Tchétchénie fait partie de la Fédération de Russie et le respect du principe de souveraineté et d’intégrité territoriale est une des règles de base de la vie internationale. Quelques exceptions notables mises à part (les Allemands par exemple), les Occidentaux n’avaient pas dit autre chose en 1991, quand la Slovénie et la Croatie ont, les premières, manifesté leur intention de quitter la Fédération yougoslave. Les velléités indépendantistes des deux républiques septentrionales relevaient des affaires intérieures yougoslaves, à tel point qu’il fallut attendre l’assentiment de Belgrade pour qu’à l’automne 1991 l’affaire soit portée devant les Nations unies.

Le ministre français des affaires étrangères n’est pas seul à tenir ce langage. Washington envoie depuis des semaines des messages analogues vers Moscou, à peine tempérés par le souci des vies civiles. La couleur du gouvernement n’y fait rien, car, au printemps 1991, le secrétaire d’Etat James Baker républicain laissait aussi entendre à Milosevic que les Etats-Unis soutenaient l’unité de la Fédération yougoslave, ce qui, à tort ou à raison, fut interprété par la direction serbe comme un feu vert à l’intervention de l’armée. Et, quelques semaines plus tard, à Kiev, le président Bush mettait en garde les Ukrainiens contre les tentations sécessionnistes.

Le parallèle entre la Yougoslavie et la Russie pourrait être poussé plus loin, jusque dans ses aspects tristement dérisoires. Sous l’égide de l’OSCE, avatar de la CSCE, la communauté internationale se propose d’envoyer des « observateurs » en Tchétchénie, de même qu’elle avait dépêché, dans la Croatie bombardée par la JNA, l’armée nationale yougoslave, une poignée d’« observateurs » auxquels leur blouse blanche avait valu le sobriquet de « marchands de glace ». Il est peu probable que des observateurs internationaux à Grozny si tant est que Moscou les accepte avant qu’il soit trop tard soient plus efficaces qu’à Vukovar ou Dubrovnik.

Dans les deux cas, le souci principal des dirigeants occidentaux était la stabilité d’ensembles multinationaux dont la décomposition pouvait menacer l’équilibre européen. Entre les deux principes qui fondent le droit international moderne, entre l’inviolabilité des frontières et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, leur réaction immédiate est de privilégier la première aux dépens du second.

Sans doute la situation de la Yougoslavie n’était-elle pas exactement semblable à celle de l’URSS ou de la Russie, mais les données étaient comparables ; il y avait là deux fédérations dans lesquelles une des composantes aspirait à jouer un rôle dominant (les Serbes dans le premier cas, les Russes dans le second) et dont l’élément unificateur était ici et là un régime communiste fondé sur une idéologie totalitaire et un appareil de répression.

Aussi la Yougoslavie est-elle apparue au début des années 90 comme une sorte d’URSS en réduction. Le démantèlement de cette fédération pouvait constituer un précédent redoutable pour l’Union soviétique, avec comme circonstance aggravante la présence cette fois de plusieurs dizaines de milliers de têtes nucléaires, le secrétaire d’Etat américain à la défense William Perry vient de le rappeler. Lors des premières manifestations indépendantistes des Républiques yougoslaves, les Occidentaux ont tout de suite pensé à l’Union soviétique et leur réflexe « unitaire » était en grande partie dictée par la crainte de la contagion ; alors qu’ils ont bien été obligés de se résigner à l’éclatement et de la Yougoslavie et de l’URSS, ils ont peur désormais d’une balkanisation et d’un démantèlement sanglant de la Russie.

La guerre en Tchétchénie montre que cette peur n’est pas injustifiée, et le souci de maintenir sur le Vieux Continent une stabilité menacée par la fin de la guerre froide n’est pas en soi illégitime. Alors que l’URSS s’est dissoute sans entraîner trop de soubresauts, une Russie sûre d’elle-même et moderne voire si possible démocratique apparaissait comme le meilleur garant de la reconstitution d’un ordre international qui n’aurait plus été fondé sur l’équilibre de la terreur mais sur un « partenariat stratégique » (pour reprendre un voeu de Bill Clinton). Sur cette voie, les Tchétchènes regroupés autour de leur général Doudaev et partagés entre l’islam et la mafia jouent les trouble-fête. En défiant le Kremlin, ils mettent en évidence la dangereuse faiblesse de son armée, le trompe-l’oeil de ses discours pacifiques, la fragilité de ses réformes et la décomposition de la Fédération.

Les dirigeants occidentaux ont raison de penser qu’une Russie unifiée et stable est plus utile à la paix en Europe qu’une myriade de petits Etats dont certains pourraient s’emparer de quelques missiles atomiques tandis que d’autres ou parfois les mêmes sacrifieraient au fondamentalisme islamique. C’est aussi pourquoi ils considèrent favorablement le rapprochement entre Moscou et Kiev, la reconstitution autour de la Russie d’un ensemble d’Etats, que ce soit dans la CEI ou sous toute autre forme, le retour de la Géorgie d’Edouard Chevardnadze sous la tutelle de son grand voisin du Nord, etc.

Sans oser l’avouer ouvertement, ils ne voient pas d’inconvénient majeur à ce que les Russes remettent de l’ordre dans leur « étranger proche ». Les conflits ethniques qui ont éclaté dans l’URSS décadente, bien que périphériques et limités, menacent à terme la paix dans toute la région, mais les Occidentaux répugnent à s’y engager. Ils souhaiteraient cependant que l’interventionnisme russe se tienne dans des limites raisonnables ; géographiquement, il ne doit pas toucher les Etats baltes qui ont toujours constitué pour les Occidentaux un cas particulier parmi les anciennes Républiques de l’URSS et il doit, dans la mesure du possible, respecter les normes généralement admises par la communauté internationale pour le « rétablissement de la paix ». D’où les appels américains et européens lancés à Boris Eltsine pour qu’en Tchétchénie l’armée russe épargne les civils, autant que faire ce peut…

L’Occident veut maintenir la stabilité d’ensembles multinationaux dont la décomposition menacerait l’ensemble européen Souhaiter le maintien des ensembles multiethniques, comme la Russie, pour ne pas répéter la malheureuse expérience yougoslave, est une chose ; refuser de prendre en compte les germes d’éclatement contenus dans une fédération dont les institutions n’ont pas été fondamentalement transformées depuis la chute du communisme en est une autre. L’aventure tchétchène est la preuve que Boris Eltsine n’a pas été non plus capable de définir ce que dans la Russie et l’URSS d’autrefois on appelait une « politique des nationalités ».

Entre l’atomisation de facto, avec des unités régionales qui ne répondent pratiquement plus aux ordres du pouvoir central, et le maintien par la force de cette « prison des peuples » dénoncée par Lénine avant 1917, la voie médiane est certes difficile à trouver. Plutôt que de laisser faire les va-t-en guerre de Moscou, les Occidentaux auraient sans doute intérêt à aider les quelques démocrates russes à la tracer. Avant que leur cauchemar yougoslave ne devienne une réalité russe.

DANIEL VERNET

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