Le cessez-le-feu annoncé par Moscou s’est traduit, mardi 10 janvier à Grozny, par une journée habituelle : les obus se sont abattus toutes les minutes sur le palais présidentiel et aux alentours, dernière position détenue par les forces tchétchènes avant la rivière et les quartiers sud. Aucun signe de trêve, de relÂchement et d’hésitation n’a été perceptible dans la journée.

L’armée russe a bombardé, à défaut de s’engager dans un combat de rues. Elle a choisi l’artillerie plutôt que l’infanterie, la puissance du feu plutôt que l’incertitude d’une action au corps à corps, espérant ainsi effrayer, déstabiliser et laminer, à Grozny, les combattants fidèles au président Djokhar Doudaev. Ces derniers résistent, à plusieurs centaines, enfermés dans les caves du palais. Ils sont là, dans les couloirs et les méandres d’une chaufferie, sous des murs qui brûlent et dans un vacarme de tremblement de terre.

Un jeune milicien tué est porté par des amis qui l’ont évacué sous les bombes en lui ligotant les mains et les pieds. De vieilles femmes, présentes aux côtés des combattants, ajustent les vêtements du mort, lui délient les mains et les pieds puis finissent par ensevelir le corps sous des bandelettes. Des hommes se coupent les cheveux autour d’un feu. D’autres se partagent des morceaux de pain et des boîtes de corned-beef. Deux enfants de douze ans s’amusent autour des combattants. Six blessés sont soignés dans un coin. Parmi eux, trois soldats russes semblent bénéficier d’un traitement médical identique à celui des Tchétchènes. Une douzaine de prisonniers russes sont visibles dans les caves, aux côtés des Tchétchènes, mais il semble que ces derniers en détiennent beaucoup plus ailleurs.Un officier tchétchène confirme que le président Doudaev a quitté le palais. Un homme revient des étages supérieurs du bÂtiment, un lance-roquettes à la main et se fait réprimander par un gradé. Sans arrêt, des miliciens entrent et sortent des sous-sols du bÂtiment officiel. En petites unités, plutôt disciplinés, ils se regroupent derrière un chef et se rendent principalement dans un quartier, situé à quelques centaines de mètres au nord-ouest du palais, afin de se défendre contre des soldats russes qui tentent de se rapprocher à la mitrailleuse.

UN BROUILLARD GLACÉ

Des tireurs d’élite sont également postés dans les immeubles et la rumeur tchétchène assure que des femmes se trouvent dans leurs rangs. Sur le pont qui traverse la rivière près du palais, un combattant tchétchène tire à l’aveuglette en direction des tireurs isolés russes en criant : « Allahou akbar ! » (« Dieu est le plus grand !). D’autres chantent et dansent, les bras sur les épaules, place de la Révolution-d’Octobre, avant de retourner au combat. Une femme tchétchène est habillée en treillis, une arme à la main. Une autre, plus vieille, a disposé des grenades sur ses seins. Ailleurs, dans les quartiers périphériques, là où le bruit des obus s’atténue dans les coulisses de la guerre, où l’on vit avec la peur retenue, les gens meurent aussi. Des femmes ne s’arrêtent même pas devant l’étal du boucher. Elles demandent plus loin, sans surprise, le prix du kilo de mouton et continuent leur chemin sans broncher autour de quelques échoppes qui alimentent un petit marché. Un combattant tire des coups de kalachnikov en l’air pour arrêter un bus. Il fait descendre un passager, prend sa place et crie après des enfants. Plus loin, des hommes se disputent en voiture, près à en venir aux mains. Des habitants se retrouvent au carrefour de ces cités d’immeubles rectangulaires pour échanger des nouvelles. Certains se sont hasardés dans le centre-ville, d’autres dans les villages et tous spéculent sur l’absence du président Doudaev du palais assiégé. « Peut-être n’a-t-il pas donné de réponse à la proposition russe parce qu’il est loin et pas encore informé ? », voudrait croire l’un d’eux. Une femme, dans sa cour d’immeuble, interpelle son ancien patron du labo de raffinerie, complètement sous-informée. Sans électricité, il n’y a ni radio ni télévision à Grozny : « Ah, bon , s’étonne-t-elle, il va y avoir un cessez-le-feu ? »

Les voisins s’embrassent à la tchétchène, en se tenant par les hanches et en se collant joue contre joue. Deux hommes habillés de manteaux de fourrure placent les dernières chaises au-dessus d’un canapé dans la benne d’un camion. Des veaux, des chiens, des oiseaux cherchent leur nourriture dans les détritus au pied des immeubles.

La terre est noire, détrempée sous un brouillard glacé. Les habitants ont élargi les trous qu’ils avaient creusés autrefois, pour y entasser leurs réserves d’hiver, et y ont installé des trappes plus solides, des matelas et des oreillers. Toutes les fenêtres des immeubles sont barrées par de grandes croix en papier scotché afin d’amortir le souffle des bombes.

Dans les cours et les jardins, les chiens hurlent à la mort. Souvent, ils se font tuer d’un coup de fusil.

DOMINIQUE LE GUILLEDOUX

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