LE 5 janvier 1995, Sergueï Chakhraï, vice-premier ministre de la Fédération de Russie et héraut d’une intervention musclée en Tchétchénie, a dû se rendre à l’évidence : l’échec de l’opération militaire démontre que “l’armée russe n’est pas en état de combattre”. Le 27 septembre 1994, ce proche de Boris Eltsine avait lancé dans un quotidien moscovite indépendant, Nezavissimaïa Gazeta, au nom des intérêts du “destin du peuple tchétchène” et des “intérêts des quinze millions de musulmans de la Fédération”, une violente attaque contre Djokhar Doudaev. Critiquant vertement les partisans d’une négociation avec Grozny, il rejetait l’idée même d’une rencontre au sommet avec un “tel individu”: “Elle se transformerait en journée de honte nationale pour la Russie.”

Avant d’en arriver à une conclusion aussi radicale, le jeune homme pressé de la politique russe avait pourtant fait l’effort d’une longue analyse de la situation en Tchétchénie, “devenue sous le règne de Doudaev une “zone économique libre” criminelle”.

A défaut de jouer le rôle de fusible du président, Sergueï Chakhraï désigne les coupables d’un doigt accusateur : ils se trouvent parmi les dirigeants de l’ex-URSS qui, afin d’ “affaiblir le pouvoir démocratique de Boris Eltsine”, ont tenté d’aligner les droits des Républiques autonomes sur ceux des Républiques fédérées. Un “certain nombre” de dirigeants russes, tel Rouslan Khasboulatov, “qui mit alors lui-même la main à la pÂte en Tchétchénie en obtenant la tête du “partocrate local””, lancèrent l’anathème contre les “nomenclatures des Républiques de la Fédération de Russie”.

On reste perplexe. Cela suffirait-il à laver Boris Eltsine de tout soupçon de négligence, voire de laxisme ? Peu avant son élection, le futur président n’invitait-il pas les autonomies à “prendre autant de souveraineté qu’elles pourraient en assumer” ?

Le 27 novembre 1990, la République socialiste soviétique autonome de Tchétchénie-Ingouchie n’avait pas dérogé à la règle en proclamant sa souveraineté, cinq mois après la Russie. Tenue en apparence fermement en main par une équipe de brejnéviens blanchis sous le harnais, la petite République échappe alors en fait au contrôle idéologique du pouvoir soviétique.

Début 1988, Jajbikar Bokov, président du présidium du Soviet suprême, dresse un tableau pessimiste : “nationalisme” et forte emprise de l’islam, qui s’est imposé comme “partie intégrante de l’identité nationale”, sont des réalités incontournables d’un territoire miné par la corruption et un sous-emploi chronique.

Malgré des mythes fortement ancrés dans une population fascinée par les “montagnes d’or” que pourrait tirer la République de ses revenus pétroliers, la Tchétchénie n’est pas un “Koweït caucasien”. Ses réserves sont en voie d’épuisement (environ 2,5 millions de tonnes annuelles en 1993), son appareil industriel est obsolète, en particulier l’importante raffinerie de Grozny conçue à l’origine pour traiter 15 millions de tonnes de pétrole.

Dépassé, le pouvoir russe a été léger face à un mouvement révolutionnaire

Avec la création, en 1990, du Congrès du peuple tchétchène présidé par le général Doudaev, la revendication d’ “une authentique indépendance économique” doit, dans l’esprit de beaucoup, mettre fin à l’exploitation du pays par la Russie. Mais, jusqu’au coup d’Etat du 19 août 1991, la pugnacité de l’opposition tchétchène ne parvient pas à mobiliser une population rendue prudente par un passé tragique.

Alors que les forces de l’opposition, le Congrès national tchétchène et le Parti national Vaïnakh, occupent le terrain et distribuent les décrets de Boris Eltsine qui mettent hors la loi les putchistes,la direction de la République est paralysée, la foule massée sur la place centrale de Grozny reprend désormais la revendication de “dissolution du Soviet suprême”. Malgré quelques coups de main maladroits, le KGB est désemparé.

Accusé de collusion avec les putschistes, Dokou Zavgaev, président du présidium du Parlement tchétchène, se trouve à Moscou. Lorsqu’il rentre à Grozny, le 21 août, c’est pour découvrir une ville en pleine effervescence. Le 24, la statue de Lénine est retirée du centre-ville. Le 25, une délégation du Soviet suprême de Russie, venue de Moscou, est chargée d’ “étudier l’action du Soviet suprême de Tchétchénie”. Le 26, les premiers députés offent leur démission alors que des manifestants bloquent l’aéroport afin d’ “empêcher la direction de la République de se rendre à Moscou afin de se faire pardonner son attitude lors du putsch”.

Dokou Zavgaev et ses amis avaient-ils réellement l’intention de se rendre dans la capitale ? Autointoxication, manipulation ? Peu importe, un pas supplémentaire a été franchi dans la radicalisation. Le 29, la foule lance un mot d’ordre sans équivoque, “la liberté ou la mort !”. Le vendredi 6 septembre, la garde nationale, une formation armée qui dépend du Congrès du peuple tchétchène, part à l’attaque de bÂtiments officiels quelques jours plus tard, ce sera le tour des locaux du KGB. Pour la première fois de son histoire, la radio transmet la prière du muezzin.

Dokou Zavgaev, pressé par la foule de démissionner, s’exclame : “Je suis un Tchétchène comme vous, j’ai été mis au monde par une mère musulmane, mon père était un arabisant.” Le 9 septembre, une délégation de haut niveau arrive de Moscou : Guennadi Bourboulis, secrétaire d’Etat, et Mikhaïl Poltoranine, ministre de l’information, des proches de Boris Eltsine, tentent de prendre les affaires en main. Bourboulis : “C’est le président qui nous a personnellement demandé d’étudier la situation dans la République. Nous sommes prêts à partager avec vous notre importante expérience dans la lutte contre le totalitarisme. Elle peut vous être très utile.”

Face aux intellectuels de Grozny inquiets des dérives d’un mouvement qui prend de plus en plus un caractère révolutionnaire, Bourboulis, alors conseiller favori de Boris Eltsine, ne s’encombre pas des fioritures du “droit bourgeois” : “Vous parlez de droit ? Pour vous, le respect de la loi passe avant l’opinion du peuple. Sachez qu’il faut inverser cette priorité; les lois doivent changer en même temps que l’opinion du peuple […]. Le soulèvement populaire est l’unique moyen d’arriver au changement.”

L’arrivée de Rouslan Khasboulatov, le 15 septembre, va précipiter les choses. Auréolé d’un extraordinaire prestige, l’enfant du pays tente de contrôler la difficile situation qui s’est créée dans la République. En quelques jours, sinon en quelques heures, le président du Soviet suprême de Russie parvient à mettre en place une structure transitoire : le Conseil suprême provisoire (CSP). Fort de trente-deux membres, il va bientôt se réduire comme peau de chagrin, passant à treize, puis à huit membres. Le CSP ne parvient pas à s’imposer face au Congrès du peuple tchétchène, s’efforçant en vain d’instaurer une dualité de pouvoir factice.

Le Congrès populaire tchétchène va dès lors mener le changement tambour battant, préparant activement le cadre institutionnel de l’indépendance : le 3 octobre, la loi sur la citoyenneté est publiée . La Russie n’y est pas mentionnée une seule fois. Le lendemain, la presse publie le projet de la nouvelle Constitution. Le 6 octobre, un nouveau pas est franchi, lorsque le Congrès populaire tchétchène déclare exercer les “fonctions d’un comité révolutionnaire pour la période de transition”, jusqu’aux élections législatives et présidentielles fixées le 27 octobre.

L’arrivée d’Alexandre Routskoï, vice- président de Russie, ne parvient pas à ralentir le processus. Le discours naïf de ce militaire, qui se flatte de “compter des amis”, tel le dirigeant ingouche Aouchev, général et ancien d’Afghanistan comme lui, ne lésine pas sur les promesses : il se fait fort de rendre tel territoire aux Ingouches, tel autre aux Tchétchènes. Un “Congrès des Anciens du Caucase” sera chargé des questions les plus épineuses.

En fait, il est trop tard. Le vice- président russe n’est pas écouté. Pis, il est humilié lorsque la télévision tchétchène lui ferme ses studios. La presse locale se fait de plus en plus l’écho de la radicalisation de la vie politique. Le général Doudaev et ses partisans ont imposé leur rythme à une société encore hésitante . Moscou est dépassé, incapable de s’opposer à un processus qui mène droit à l’indépendance. Le Kremlin, malgré sa bonne volonté apparente, n’a pas pris la mesure des souffrances et des rancoeurs passées. Plus grave, il a fait preuve de légèreté face à un véritable mouvement révolutionnaire.

URJEWICZ CHARLES
professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales

Le Monde
mercredi 11 janvier 1995, p. 16

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