DéjÀ, en octobre 1993, après l’assaut contre le Parlement, le maire de Moscou avait entrepris de « nettoyer » la ville de ses Caucasiens. Depuis le début de l’intervention russe, le Tchétchène, réputé mafieux, est devenu l’ennemi numéro un. Pour « protéger » les habitants, les forces de l’ordre procèdent À des interpellations systématiques. La police déclare avoir expulsé plus de cinq cents Caucasiens depuis le début du mois de décembre. Gares, marchés, aéroports et métro sont ratissés par les services d’ordre. Les contrôles dans les marchés, où les vendeurs sont souvent originaires du Caucase, ont décuplé : « Ma situation est devenue très difficile. Les miliciens et les Russes nous détestent. On est considéré comme une menace. Je me fais arrêter quasiment tous les jours », dit Mikhti, un vendeur de légumes azéri.
La presse populaire en rajoute. Un hebdomadaire évoque « la menace tchétchène À Moscou » ou encore « le Caucase, torche funéraire », un autre parle des « escadrons de la mort ». Une « enquête » des services analytiques du ministère de l’intérieur a « prouvé » le danger : « Parmi les criminels ayant participé À des vols, peut-on lire dans les conclusions de ce travail, 42 % sont des habitants de Tchétchénie ; plus de 60 % d’entre eux se trouvent sur le territoire russe. Les groupuscules tchétchènes ont le quasi-monopole des débouchés des narcotiques dans de nombreuses régions de Russie. La Tchétchénie est devenue un facteur de déstabilisation pour l’ensemble de la Russie. » C’est d’ailleurs le prétexte officiel invoqué pour justifier l’intervention militaire contre Grozny.
Le ministère de l’intérieur s’est aussi employé À faire courir des bruits sur l’arrivée de plusieurs centaines de mercenaires venus de Grozny pour mettre la capitale russe À feu et À sang. Le vice-premier ministre Oleg Soskovets évoquait récemment certains « émissaires de Djokhar Doudaev » qui tentent de « mobiliser les Tchétchènes de Moscou ». Par mesure de précaution, ou pour entretenir la psychose, des annonces sont diffusées dans les stations de métro pour mettre en garde contre les colis piégés. Une petite fille en est toute perturbée : « Maman, À quoi ressemble un Tchétchène ? » Réponse de la mère : « C’est difficile À définir. Ils sont entre le noir et le blanc. » La petite fille : « Brun, alors ? » « Oui, quelque chose comme ça. » Ironie de l’histoire : les Tchétchènes sont souvent très difficiles À distinguer des Russes.
NOUVEAUX BOUCS ÉMISSAIRES
Mayerbek n’a jamais eu la vie facile À Moscou. En 1990, il est venu À l’Académie des sciences de Moscou pour soutenir une thèse sur la première guerre du Caucase, au dix-huitième siècle. Depuis un mois il ne se passe pas un jour sans qu’il soit arrêté dans le métro ou dans la rue. « Les Tchétchènes ont toujours été perçus comme le mal, explique-t-il. Dans les années 70, les universités ne prenaient pas d’étudiants tchétchènes car nous avions la réputation d’être les enfants indociles de l’empire. Vers le milieu des années 80, le mythe de la mafia tchétchène s’est développé. Aujourd’hui, nous sommes non seulement des mafieux mais encore des bandits qui veulent exterminer les paisibles Moscovites. Le pouvoir a réussi À endoctriner les gens. Nous sommes méchants et cruels. Même À l’Académie des sciences on me prend pour un Tchétchène sanguinaire. Nous sommes devenus les nouveaux boucs émissaires. »
Pourtant, la psychose a du mal À prendre. Certains soupçonnent les services du contre-espionnage d’être les artisans des nombreuses alertes À la bombe et des explosions mineures qui ont fait plus de bruit dans la presse que dans la capitale. D’autant plus que le président tchétchène Djokhar Doudaev a assuré qu’il ne recourrait pas aux attentats. Même le milicien en treillis, qui surveille le marché Tcheriomouchkinski, est sceptique. « Je suis lÀ, explique-t-il, pour veiller À l’ordre. On nous dit qu’il y a une menace terroriste À Moscou. Mais tout ça c’est de la politique. Je pense que c’est organisé par les nôtres. »
MANON LOIZEAU