CHIENS NOURRIS DE CADAVRES
Dimanche, il a joint sa voix à toutes celles qui, en Russie, demandent un arrêt « immédiat » du massacre, et commencent à reconnaître le caractère colonial de cette guerre. Mais il est clair, désormais, que le président « démocratiquement élu » de la Russie n’a aucune intention de se conformer à ces voeux pieux, qu’ils proviennent de Russie ou de l’étranger. L’arrêt des « bombardements aériens sur Grozny » que Boris Eltsine avait ordonné, jeudi, n’a été qu’un nouveau mensonge, peut-être dicté par le souci de donner le change à l’Occident, et surtout par la nécessité de corriger une tactique militaire désastreuse. Les bombes, qui tombaient n’importe où, ne chassaient pas les combattants tchétchènes, indélogeables sans assauts terrestres.
Mal conçues, mal préparées, mal exécutées, les deux premières offensives avaient tourné au désastre. « Gagner une guerre contre un peuple n’a jamais réussi à personne »
Il fut décidé de prendre les quartiers « maison par maison », d’y embusquer des tireurs d’élite. Pour palier les carences d’infanterie, des « renforts expérimentés » furent acheminés cette semaine par avion ; des fusiliers marins de la flotte du Nord, des gardes-frontières, des parachutistes. L’artillerie est entrée en action pour ouvrir des voies de pénétration. Les bombardements aériens furent remplacés par des tirs d’obus, visant le palais et ses alentours, protégeant les groupes russes isolés des attaques tchétchènes et détruisant les ponts aux entrées de la ville pour éviter, cette fois-ci, l’arrivée de renforts tchétchènes. Ce pilonnage fut pratiquement incessant, vendredi et samedi. Ces barrages de feu ont notamment coupé l’unique artère qui reliait le palais au sud de la ville, toujours aux mains des Tchétchènes. Ceux-ci ne purent plus venir relever et approvisionner les défenseurs du « palais », si ce n’est par les « souterrains secrets » dont parlent des combattants.
Le président Doudaev aurait d’ailleurs quitté son « palais » depuis jeudi, pour s’installer quelque part dans le sud de la Tchétchénie, comme prévu sans doute de longue date. Mais environ deux cents de ses combattants résistaient toujours, dimanche soir, autour du bâtiment à une nouvelle offensive de chars lancée la nuit précédente. « Sur cinquante chars et véhicules blindés engagés, nous en avons détruits dix et les autres ont reflué », déclarait, dimanche après-midi, un des chefs tchétchènes à des correspondants sur place. Les tirs d’artillerie ont repris dans la soirée, des avions survolaient à nouveau le centre-ville à basse altitude.
L’ENGRENAGE DE LA VIOLENCE
D’autres images de Grozny ont été rapportées, dimanche : des civils, femmes, vieillards et enfants, souvent russes, fauchés par les tireurs russes parce qu’ils sortaient des caves où ils se terrent depuis des semaines pour chercher de l’eau dans les caniveaux ; des chiens sauvages, nourris depuis des jours uniquement de cadavres qui èrent dans la ville ; des civils qui continuent à fuir Grozny vers le Sud ; une messe célébrée, dimanche, devant une vingtaine de femmes, pour le Noël orthodoxe, dans une petite église proche du palais.
Hors de Grozny, l’aviation russe a continué, samedi et dimanche, ses bombardements. La périphérie sud de la ville et quatre villages de montagne, dont Chatoï, à soixante-dix kilomètres de la capitale, ont été touchés. C’est là que se sont concentrés les réfugiés qui ont fui Grozny, là que se prépare la résistance, là que viennent se reposer les combattants qui continueront à harceler les troupes russes, même quand Grozny sera tombée. C’est bien ce qui inquiète Moscou. On y parle déjà d’ « épargner » les villages qui refuseront d’accueillir les combattants. L’idée provient d’Arkadi Volsky, le « patron des patrons » du temps de la perestroïka, qui tente un retour politique en jouant les intermédiaires entre le premier ministre russe et la diaspora tchétchène. En vain.
Car « il ne fait aucun doute que l’action militaire sera conduite à son terme », comme l’a déclaré le seul représentant du « parti de la guerre » à être venu s’expliquer dimanche sur la chaîne privée NTV. Il s’agit d’un député jusque-là quasiment inconnu, Anatoli Dolgolaptev. Il réussit à déclarer, sans sourciller, que « le prix de l’opération n’est pas aussi élevé que le dit la presse », que l’armée russe « combat dignement et parfois efficacement ; par exemple, dans un cas il y a eu 200 tués chez les Tchétchènes et chez nous aucun », mais qu’il faudra « bientôt » instaurer l’état d’urgence dans cette région, pour permettre aux troupes du ministère de l’intérieur d’y « travailler ».
Que Boris Elstine soit décidé à mener l’opération « à son terme », Sergueï Kovalev s’en est dit également convaincu. Après avoir raconté vendredi à Boris Eltsine ce qu’il avait vu lors de son séjour de trois semaines sous les bombes à Grozny, le conseiller présidentiel pour les droits de l’homme a reconnu qu’il n’avait pas l’impression d’avoir ébranlé les convictions du président. Boris Eltsine, qu’il a vu en tête à tête, lui est apparu en « bonne forme ». Mais il est resté pratiquement silencieux, se bornant à manifester, de temps à autre, sa mauvaise humeur. L’ancien dissident a d’ailleurs décidé de retourner à Grozny, dès dimanche. Non pas qu’il espère, par sa présence, changer le cours des événements, mais parce qu’il a « promis d’y rester jusqu’à la fin et que les hommes doivent tenir leurs engagements ».
Sergueï Kovalev ne voit pourtant pas quelle peut être l’issue de cet « engrenage presque automatique de violences qu’on couvre par des mensonges et qui entraîne des violences plus grandes ». Si ce n’est que cette « tentative de garder par la force la Tchétchénie en Russie ne provoque en fin de compte la désintégration du pays ». Une crainte exprimée aussi par un autre conseiller présidentiel, lui aussi sans doute en disgrâce, Léonid Smiriaguine. Constatant que la très grande majorité des gouverneurs des régions de Russie exigent l’arrêt de l’offensive ou se taisent, il craint que le pouvoir central « n’ait pas assez de forces pour se battre sur deux fronts : contre les Tchétchènes et contre la confédéralisation du pays ».
SOPHIE SHIHAB