Ces dernières années, la communauté financière internationale a souvent réagi avec hésitation aux bouleversements internationaux et À leurs conséquences politico-économiques. Ce fut le cas avec l’imposition de la loi martiale À Varsovie en décembre 1981, ou le soulèvement dans les pays baltes au printemps de 1991. En Pologne, pourtant, le coup de force du général Jaruzelski avait pratiquement interrompu jusqu’en 1986 les crédits occidentaux. Et lorsque l’on songe que la dizaine de morts des émeutes nationalistes de Vilnius avait retardé de près d’un an l’adhésion de la Russie au FMI, on peut penser que les massacres de Grozny auraient déjÀ mérité une sanction plus ferme. Tous les experts s’accordent À dire qu’après les hésitations du début de la décennie et les résultats économiques catastrophiques enregistrés ces derniers temps (la production a chuté de 50 % environ depuis 1991), la Russie commence À aller un peu moins mal. Récemment, le premier vice-premier ministre Anatoli Tchoubaïs déclarait que 1995 constituerait un tournant majeur pour les réformes, et serait l’année de la victoire sur l’inflation (elle a encore atteint 320 % l’an dernier).
INQUIETUDES SUR LE ROUBLE
Le 5 janvier, le premier ministre, Viktor Tchernomyrdine, a signé un décret éliminant les quotas d’exportation des produits pétroliers et renonçant À des quotas intérieurs. Une mesure réclamée par le FMI et qui devrait progressivement amener les prix du pétrole russe au niveau mondial. Mais la crise tchétchène pourrait provoquer une nouvelle détérioration de la situation économique et paraît renforcer le poids des conservateurs, partisans d’un moindre libéralisme (Le Monde du 2 janvier). Au moment où le général Korjakov, chef de la garde présidentielle qui se pique aussi de politique économique, s’opposait À la suppression des quotas pétroliers, chacun s’interroge sur les véritables centres de décision À Moscou
Les tensions actuelles compliquent encore la mission du FMI, qui travaille actuellement À Moscou À l’élaboration d’un accord de confirmation (stand-by) d’une valeur de 6 milliards de dollars. La deuxième tranche de la Facilité pour la transformation systémique (FTS), prenait fin au 31 décembre, mais les nouveaux crédits ne pourront être octroyés avant la fin du mois de février, À un moment où la Russie souffre d’un grave déséquilibre de ses finances publiques et n’a pu adopter qu’un budget provisoire pour le premier trimestre de 1995. « Cela peut nous fournir le prétexte de dire qu’il est urgent d’attendre », commente un diplomate À Moscou. En Russie comme À l’étranger, les interrogations sur le coût des affrontements militaires se font de plus en plus vives, et le chiffre de 1 milliard de dollars est déjÀ avancé.
Comme il est courant en pareil cas, la monnaie nationale est la première victime des inquiétudes, et le rouble n’a pas échappé À la règle, alors que, il y a trois ans À peine, la Russie n’avait même pas de marché des changes. La chute de la monnaie russe s’est accélérée tout récemment, et la banque centrale est intervenue sur le marché en vendant plusieurs centaines de millions de dollars pour tenter de stabiliser les cours. Les opérateurs s’inquiètent en effet d’un regain d’inflation, alors que la hausse des prix s’est déjÀ accélérée au cours des derniers mois, atteignant près de 16,4 % pour le seul mois de décembre, contre 5 % environ l’été 1994.
LE POT DE MIEL
Pour l’instant, les investissements étrangers n’ont pas été affectés par la crise tchétchène, et plusieurs contrats importants viennent d’être signés, comme la prise de participation de Danone dans les biscuits Bolchevik (Le Monde du 22 décembre), ou celle de la brasserie espagnole Sophisel. Comme le souligne un spécialiste, de tels accords se négocient pendant des années, et aucune entreprise ne voudrait les remettre en question en quelques jours. Mais il ne faudrait tout de même pas que les tensions politiques découragent les projets À venir, car le moins que l’on puisse dire est que les firmes occidentales ont été timides ces dernières années : 2 milliards de dollars seulement d’investissements au cours de la période 1990-1993, alors que la Hongrie, À elle seule, recueillait 5,4 milliards, selon les calculs de la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement). Comme le remarque un expert, « tout le monde se contente de tourner autour du pot de miel ». Et le cabinet d’audit Ernst and Young place la Russie tout en bas de la liste des pays dignes d’interêt pour les grands investisseurs étrangers. « Un pays comme l’Ukraine, qui a récemment pris un virage économique important, apparaît aujourd’hui très intéressant », commente un banquier parisien.
Inquiets de la situation en Tchétchénie, les Occidentaux commencent À manifester de plus en plus fort leur irritation À l’égard de Moscou, même si le chancelier allemand, Helmut Kohl, s’est déclaré pour l’instant opposé À des santions économiques. Le président américain, Bill Clinton, a exhorté son collègue Boris Eltsine À résoudre la crise en respectant les règles du droit international. L’Union européenne a annoncé le gel d’un important accord de commerce et de coopération. La BERD, elle, se refuse À commenter la situation. Lors de sa création, l’organisme londonien avait pourtant mis en avant le contenu politique de son mandat et le respect des droits de l’homme figure explicitement dans ses statuts.
FRANCOISE LAZARE