Un mois de combats sanglants, de bombardements et de larmes en Tchétchénie n’a apparemment pas suscité de haine particulière entre les Tchétchènes et les Russes vivant dans la République sécessionniste, selon des témoignages recueillis parmi les journalistes sur place. « Il est plus facile de travailler avec les Tchétchènes qu’avec l’armée russe » : ce jugement ne serait guère original s’il ne venait d’un journaliste russe, Alexandre Koulpakov, envoyé spécial du quotidien Moskovski Komsomolets, qui constate que les contacts avec les troupes russes qui tentent de prendre la ville sont des plus difficiles, voire impossibles.
Côté tchétchène, pas de problème, personne ne lui reproche les bombardements, et il peut circuler sans gêne, magnétophone À la main parmi les combattants. Ces derniers le répètent À volonté : il n’y pas de haine contre les Russes, qui étaient plusieurs centaines de milliers avant la guerre sur une population totale de 1,2 million. Seule exception : les pilotes russes qui ont bombardé les populations civiles. Les Tchétchènes ne portent pas non plus dans leur coeur le président russe, Boris Eltsine, le ministre de la défense, Pavel Gratchev, ni le vice-premier ministre, Nikolaï Egorov, les premiers au hit-parade des noms d’oiseaux, dont le moindre est celui de « menteur ». Le seul homme politique À trouver grÂce À leurs yeux est Sergueï Kovalev, conseiller de M. Eltsine pour les droits de l’homme, qui a passé plusieurs jours À Grozny.
Selon des combattants tchétchènes, il y aurait quelques dizaines de Russes, habitants de Grozny, qui se battent À leur côté, même si les journalistes n’en ont rencontré aucun. « Il n’y avait pas de problèmes avec les Russes, il n’y en pas avec le peuple russe, il n’y en aura pas », dit Letchi Oumraevo. « Nous leur donnons À manger. » Samedi, sur la place Minutka, un camion de pain distribuait indistinctement des miches aux combattants et aux habitants du quartier, dont des Russes.
Ces derniers ne partagent pas nécessairement le point de vue des indépendantistes. Kostia Kostenkov, installé À Grozny depuis 1952, est À la retraite depuis six ans. « Les deux camps sont coupables de cette guerre », déclare-t-il. Ses propos proférés au milieu d’un groupe de combattants tchétchènes en arme font monter le ton de la conversation, sans plus.
Les Tchétchènes affirment aussi bien traiter leurs prisonniers. Des combattants nous mènent chez Anna Ivanovna Goubanenko, qui garde dans sa maison du quartier de Letchi un prisonnier russe grièvement blessé. Il est installé dans une petite chambre, et la soeur d’Anna Ivanovna, une infirmière, apporte des médicaments. Alexandre Kondratiev, dix-neuf ans, a été atrocement brulé dans son transport de troupes blindé lors des combats du 1 janvier. Il était À quarante-cinq jours de la fin de son service militaire. Il peut À peine répondre aux questions.
Il vivra ! espère Anna Ivanovna.
BERTRAND ROSENTHAL