Face à la brutalité de l’intervention russe en Tchétchénie et à la multiplication des critiques qu’elle suscite dans le monde, le président américain, Bill Clinton, est sorti de sa réserve, vendredi 6 janvier, pour demander à Boris Eltsine de mettre un terme aux attaques afin d’épargner la vie des civils. M. Clinton exprime son soutien à l’intégrité territoriale de la Russie, mais se dit préoccupé par les « énormes pertes civiles ». Washington, qui continue de considérer ce conflit comme une affaire interne à la fédération russe, craint toutefois qu’il ne déstabilise M. Eltsine, jugé le meilleur garant des réformes démocratiques.

Les Etats-Unis sont inquiets de la détérioration rapide du climat politique que paraît entraîner, à Moscou, la crise tchétchéne. La lettre adressée, vendredi 5 janvier, par Bill Clinton à Boris Eltsine ne constitue pas un avertissement, encore moins une menace, mais plutôt un conseil pressant. En insistant sur la nécessité de réduire au minimum les pertes civiles, et en demandant à M. Eltsine de considérer la proposition des Européens de rechercher une solution politique au conflit dans le cadre de l’Organisation sur la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), le président américain s’efforce de convaincre son homologue russe qu’il est de son propre intérêt de mettre fin au bain de sang à Grozny.

Si les Etats-Unis se sont résolus à prendre cette initiative, c’est notamment parce que la multiplication des réactions critiques de pays occidentaux devant la brutalité de l’intervention russe rendait plus qu’insolite le silence américain. Comme si les Etats-Unis accordaient à Moscou une sorte de statut privilégié en matière de non-respect des droits de l’homme. D’autre part, l’évolution de la situation, sur les plans tant militaire que politique, soulève la question du bien-fondé de la politique de soutien à Boris Eltsine jusque-là suivie par l’administration Clinton.

Un récent rapport de la CIA, dont le Washington Times a, le premier, fait état, émet de sérieux doutes sur la réalité du pouvoir exercé par le président russe.

Selon ces informations, M. Eltsine serait de plus en plus isolé, voire sous l’influence d’un petit groupe de conseillers radicaux, partisans de noyer dans le sang la rébellion tchétchène. Certains journaux américains ont fait le portrait d’un Boris Eltsine sous l’influence grandissante du chef de la sécurité présidentielle, Alexandre Korjakov, proche confident du président russe, voire son moderne Raspoutine.

Le secrétaire d’Etat, Warren Christopher, a certes souligné, vendredi, que M. Eltsine « s’est tiré d’autres situations difficiles », mais la Maison Blanche estime prudent de marquer ses distances, en raison du tour pris par les évènements. M. Clinton montre ainsi qu’il est sensible aux critiques des experts qui estiment que Washington, ayant accordé une sorte de feu vert à Moscou, porte une part de responsabilité dans l’escalade militaire en Tchétchénie.

Les responsables américains ont également en mémoire la fin de l’époque Gorbatchev, quand l’ancien président ignorait les avis de ceux de ses conseillers qui l’enjoignaient d’accélérer le processus de réformes. A l’époque, le président George Bush n’avait pas ménagé son soutien à son homologue soviétique, et Washington avait été pris au dépourvu par l’emballement des événements à Moscou. L’administration démocrate de Bill Clinton ne tient pas à répéter cette erreur, mais le paysage politique moscovite n’offre pas de solution de rechange évidente. C’est ce qui explique la position mi-chèvre mi-chou adoptée par l’administration Clinton.

Jusque-là, les responsables américains avaient rivalisé d’explications pour dédramatiser une intervention que Moscou présentait comme une sorte d’opération de police un peu « musclée » contre les « gangsters » tchétchènes. Dès lors qu’ils avaient justifié, par avance, le droit des autorités russes à régler par la manière forte une « affaire intérieure », les Etats-Unis auraient préféré, comme M. Eltsine, que la rébellion tchétchène soit rapidement matée.

Washington souhaite préserver autant que possible un climat de bonnes relations avec Moscou. Warren Christopher a rappelé jeudi (le Monde du 7 janvier) que l’attitude américaine est notamment dictée par le souci d’écarter la menace représentée par l’arsenal nucléaire de l’ex-URSS. Le programme Nunn-Lugar, qui a déjà bénéficié d’un budget de près de 900 millions de dollars depuis trois ans, a permis le démantèlement de plusieurs centaines d’installations nucléaires. « Nouveau partenariat »

Le département d’Etat estime que la continuation de cette politique de défense « par d’autres moyens » est essentielle pour entériner le « nouveau partenariat » américano-russe. Celui-ci avait été officialisé lors de la visite de Boris Eltsine aux Etats-Unis, en septembre dernier. Le président russe (tout comme M. Clinton pour les Etats-Unis) avait revendiqué un droit d’intervention dans la « zone d’influence » de son pays. Toutes proportions gardées, il s’agissait d’une sorte de nouveau Yalta qui ne disait pas son nom.

La Russie s’est montrée remarquablement discrète lors de l’intervention américaine en Haïti, et Washington était prêt à faire de même à propos de la Tchétchénie. Mais les suites du sommet de Washington ont montré que le climat consensuel américano-russe a ses limites, dès lors que les intérêts nationaux de l’un ou l’autre pays sont en jeu. La tension dans le Golfe à la suite des gesticulations militaires irakiennes, la Bosnie et la question de l’élargissement de l’OTAN à plusieurs pays de l’ex-URSS l’ont illustré sans ambiguïté.

Moscou, qui souhaitait lever l’embargo frappant les exportations de pétrole irakien, s’est heurté à l’opposition des Etats-Unis. La Russie, de son côté, a usé de son droit de veto pour contrer une résolution américaine visant à interdire les livraisons illicites de carburant aux Serbes. S’agissant enfin de la question de l’accueil d’anciens pays communistes au sein de l’Alliance atlantique, le désaccord a pris un tour conflictuel : la Russie a fait comprendre que le projet d’extension de l’OTAN vers l’est compromettrait son partenariat avec Washington. M. Clinton a dû répondre qu’aucun pays ne pouvait mettre son veto à l’extension de l’OTAN.

Trop exiger de M. Eltsine, notamment à propos de l’OTAN, c’est risquer de favoriser, à Moscou, la surenchère des forces bien peu favorables à l’Occident. Si Washington ne s’est résolu qu’à contre-coeur à hausser le ton à l’égard de Moscou à propos de la Tchétchénie, c’est aussi en sachant, ou en croyant, que le président russe n’a pas les coudées franches pour sortir du bourbier tchétchène. Un recul pur et simple constituerait un camouflet humiliant et risquerait d’ouvrir la voie à une « aventure » politique à Moscou.

LAURENT ZECCHINI

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