Au matin de ce vendredi 6 janvier, le Conseil de sécurité, apparemment promu au rang d’instance de décision suprême, s’était ouvert par une intervention de Boris Eltsine. Le président, étonné que son ordre d’interrompre les bombardements aériens sur Grozny n’ait apparemment pas été appliqué, a demandé des « explications » au ministre de la défense, Pavel Gratchev. La réponse n’a pas été rendue publique, mais selon un participant, le général Gratchev a affirmé que pas une bombe n’avait été lancée sur la capitale tchétchène depuis le 23 décembre (date du premier discours présidentiel ordonnant « l’arrêt » des bombardements), et qu’il « pouvait le prouver».
Au même moment, un déluge de feu obus d’artillerie, fusées s’abattait sur plusieurs immeubles d’habitation du centre de Grozny, faisant, selon des témoins, quelques dizaines de victimes supplémentaires, tandis que les forces russes continuaient à grignoter les positions des combattants tchétchènes dont les munitions finiront bien par s’épuiser. Boris Eltsine est tout à fait « bien informé de la situation sur place ». Il l’a affirmé lui-même à Sergueï Kovalev, président de la commission des droits de l’homme, qui voulait croire le contraire, et espérait vaguement que son témoignage dissuaderait le président de poursuivre dans la même voie.
Double langage
Boris Eltsine a tout de même accepté de recevoir cet homme qui, la veille, avait eu des paroles terribles sur « les ordures qui dirigent le pays » (il visait l’entourage du président), et veulent « effacer leurs mensonges par un bain de sang » (le Monde du 7 janvier). Et il a conclu l’audience en déclarant à l’ancien prisonnier politique que « son point de vue serait pris en considération ». Un communiqué officiel faisait ensuite savoir que le président « allait donner des ordres pour que soient prises des mesures destinées à passer du règlement par la force au processus pacifique de remise en vigueur de la Constitution russe et de restauration des droits de l’homme sur le territoire de la République tchétchène. Le premier ministre, Viktor Tchernomyrdine, est chargé de la mise en oeuvre de ce processus ».
L’intention n’est guère plus claire que le style : le communiqué du Conseil de sécurité, publié parallèlement, n’annonce nullement un « processus pacifique », mais proclame au contraire la nécessité « de réduire définitivement toute résistance armée, et de réaliser complètement la tâche de désarmement et de liquidation des formations armées illégales ».
Ce double langage témoigne-t-il d’une hésitation sur la conduite à tenir, ou est-il seulement destiné à donner aux dirigeants occidentaux, de plus en plus gênés, le minimum d’assurances verbales susceptibles de les satisfaire ? La meilleure réponse semble donnée sur le terrain : refus de la moindre trêve, poursuite de l’offensive, acheminement de renforts, bombardements. « Maintenant que nous avons commencé cette opération, il faut la finir. Il est impossible de revenir en arrière », a déclaré, jeudi, le général Podkolzine, commandant des forces aéroportées, l’homme qui, la veille, avait fait porter aux « hommes politiques » la responsabilité de l’échec de l’armée devant Grozny. Le général Podkolzine a annoncé par la même occasion qu’environ cent de ses hommes avaient été tués jusqu’à présent.
Obstruction à la Douma
Parallèlement, le ministère de l’intérieur annonçait quarante tués dans ses rangs et cent seize morts parmi les forces terrestres. Au total, et pour se limiter à ces trois « armées », le bilan « officiel » des pertes russes serait d’environ deux cent cinquante-six tués au 6 janvier. Du côté tchétchène, les pertes devraient être considérablement plus importantes : un officiel a, par exemple, affirmé à l’agence Interfax qu’une « unité spéciale » avait « détruit en moins de cinq minutes une bande de près de cinquante mercenaires » et un important matériel, à l’aide de missiles air-sol guidés par laser. La même source ajoutait que l’armée allait « utiliser en Tchétchénie des systèmes d’armes conçus pour d’autres théâtres d’opérations ».
Tandis que se poursuit cette nouvelle guerre, les autorités récompensent les anciens combattants de la précédente, celle d’Afghanistan. Un lot de dix Lada rouges a été offert, jeudi, à leur organisation, ce qui n’a pas empêché certains « vétérans » d’appeler à faire « cesser sans délai l’effusion de sang en Tchétchénie ». Les protestations contre la guerre gagnent, en effet, chaque jour en ampleur. Mais celles des députés « démocrates » qui exigeaient une convocation d’urgence de la Douma se sont heurtées à l’efficace obstruction du président du Parlement, Ivan Rybkine. La Douma ne se réunira que le 11 janvier, le Conseil de la fédération le 17, alors que les bombardements de Grozny durent depuis la mi-décembre et les combats depuis une semaine. S’il fallait une preuve supplémentaire que le Parlement joue désormais un rôle négligeable en Russie, elle est donnée. « Demander pardon »
Le président devait inaugurer, samedi, jour de Noël orthodoxe, une cathédrale restaurée et réouverte au culte. Il y a prudemment renoncé. Le patriarche Alexis, qui ne passe pas précisément pour un opposant au régime, quel qu’il soit, s’est d’ailleurs fermement prononcé contre la poursuite de la guerre dans son message de Noël : « Aucune raison d’Etat, même légale et juste, ne peut justifier la mort et la souffrance de la population civile. »
La liste des « démocrates » qui ont soutenu des années durant Boris Eltsine et aujourd’hui consomment leur rupture s’allonge chaque jour : Gavril Popov, l’ancien maire de Moscou, veut faire passer en jugement les responsables de l’opération, Guennadi Bourboulis, l’ex « éminence grise » du président, constate que « toute l’autorité acquise par la Russie en trois ans sur la scène internationale a été dilapidée par la tragédie tchétchène ».
Dans un tout autre registre, le poète et chanteur Boulat Okoudjava, qui avait surpris beaucoup de ses admirateurs en se prononcant, en octobre 1993, pour l’utilisation de la force, estime aujourd’hui que Boris Eltsine s’est « définitivement démasqué ». Ce qui se passe en Tchétchénie, a-t-il déclaré au Monde, ce n’est pas seulement « une honte », c’est l’expression du « pouvoir soviétique, qui ne sait parler au peuple que par les armes ». Ce Géorgien de Moscou, qui a exprimé avec délicatesse, dans les années 60 et 70, l’espoir de tant de ses compatriotes, est persuadé que la prise de Grozny ne résoudra rien : « Il y aura une guerre de partisans, des vengeances et la haine de la Russie pour cent cinquante ans. » Ce qu’il suggère au président : « Arrêter les combats. Faire sortir les troupes russes de Tchétchénie, reconstruire le pays. Et demander pardon. »
JAN KRAUZE