Si l’acharnement manifesté aujourd’hui par la Russie pour « rétablir l’ordre constitutionnel » en Tchétchénie semble, avant tout, guidé par des motifs politiques, le Kremlin n’admettant pas plus aujourd’hui qu’hier une quelconque spécificité tchétchène, les motivations économiques, et notamment l’enjeu pétrolier, ne sont toutefois pas négligeables.

Certes, les spéculations des médias russes sur les « pétro-dollars » amassés par le général Doudaev et par la redoutable « mafia tchétchène » sont bien exagérées quand on compare les 2,6 millions de tonnes de pétrole produites en 1993 par la Tchétchénie aux 354 millions de tonnes extraites par la Russie dans le même temps. Salambek Khadjiev, ancien ministre du pétrole de l’URSS et opposant à Doudaev choyé par Moscou, affirmait ainsi que le président tchétchène avait « éxagéré ses revenus pétroliers ». Cet ancien directeur de l’institut du pétrole de Grozny rappelle que si « au bon temps », la Tchétchénie raffinait entre 12 et 13 millions de tonnes de brut, elle n’a jamais produit plus de 3 à 4 millions de tonnes.

En 1994, la République indépendantiste a extrait, tant bien que mal, 1,2 million de tonnes dont 200 000 ont pu être exportées, avec l’assentiment de Moscou, par voie ferrée. Le 3 septembre 1994, parachevant sa politique d’étranglement de la République, l’administration russe ordonnait le blocus ferroviaire de Grozny, mettant un terme à cette manne.

L’intéret stratégique de la Tchétchénie n’est donc pas dans cette maigre production pétrolière mais dans le fait que cette République, traversée de part en part par des oléoducs, dont celui qui relie la mer Noire à la Caspienne et par lequel transite le pétrole de Bakou, est un point de passage obligé. « Le pompage pratiqué par des voleurs »

Le 20 septembre 1994, l’Azerbaïdjan signait avec un consortium de compagnies occidentales un important contrat pétrolier. Le trajet qu’emprunteront les 511 millions de tonnes extraites annuellement des gisements de Günechli, Tchirag et Azeri n’a pas encore été défini.

Plusieurs variantes sont à l’étude. L’Azerbaïdjan, favorable au transit de son pétrole par la Turquie, jusqu’au terminal pétrolier de Youmourtalik sur la Méditerrannée, peut cependant difficilement accepter que le futur oléoduc traverse l’Arménie quand 20 % du territoire azéri est occupé par les Arméniens. L’autre éventualité consisterait à faire passer l’oléoduc par l’Iran mais les Américains, partie prenante du « contrat du siècle », n’y sont guère favorables. Dans ces deux cas de figure, l’oléoduc traverserait l’est anatolien, théâtre d’affrontements incessants entre l’armée turque et les combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), lequel s’est empressé de faire savoir qu’il s’opposait à ce tracé.

Les Russes, frustrés de n’avoir reçu que 10 % des parts du contrat signé le 20 septembre, sont soucieux de garder la mainmise sur le transit des matières énergétiques des anciennes Républiques soeurs. Afin que le pétrole ne passe ni par la Turquie ni par l’Iran, ils privilégient donc le tracé Bakou-Novorossisk, un terminal pétrolier sur la mer Noire, lequel passe par la Tchétchénie. L’oléoduc existe déjà, mais il a été rendu « inexploitable par le pompage pratiqué par des voleurs », comme le déplorait récemment le premier vice-ministre russe de l’énergie, Vladimir Kostiounine.

En juillet 1994, la Turquie fixait des règles plus rigides du passage des tankers par les détroits du Bosphore et des Dardanelles, où les accidents étaient fréquents. Dès septembre 1994, la Russie donnait le change en signant avec la Bulgarie et la Grèce un projet d’oléoduc qui, contournant la Turquie, relierait le port de Bourgas à la ville d’Alexandroupolis.

Depuis l’intervention russe en Tchétchénie, le contrôle de l’oléoduc semble bien compromis et les « voleurs » devraient continuer à se servir tranquillement. Quelle que soit l’issue des combats actuels, les Russes devront affronter la guérilla tchétchène, tout comme leurs rivaux turcs sont aux prises avec les attaques du PKK. Ankara et Moscou pourraient, alors, perdre le contrôle de l’acheminement du pétrole de Bakou.

MARIE JEGO

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