Il suffit parfois d’une voix ferme, insolente, pour changer la face d’une guerre. Et l’image que la Russie donne d’elle-même. La cohue qui a accueilli, jeudi 5 janvier à Moscou, Sergueï Kovalev, l’empressement avec lequel les télévisions russes, officielles ou pas, ont diffusé ses paroles, montrent combien cet homme est aujourd’hui nécessaire. Sakharov est mort, Soljenitsyne se tait depuis trois semaines. C’est donc lui, petit, déplumé, myope, qui parle. Clairement, brutalement. Il s’est résolu, à contre-coeur, à quitter Grozny pour Moscou, « parce que c’est la dernière chance d’arrêter le massacre », parce qu’il faut empêcher « qu’un bain de sang recouvre un énorme mensonge, selon la logique qui veut qu’on ne juge pas les vainqueurs ». Et aussi parce qu’« on ne peut pas accepter de vivre dans un pays dirigé par des ordures ».

L’homme qui assène ces mots a demandé « exigé » d’être reçu par Boris Eltsine. Après tout, c’est le président qui l’avait nommé à la tête de la commission de défense des droits de l’homme. Au prix d’un pénible entretien avec le bras droit de Boris Eltsine, Viktor Iliouchine, qui lui a longuement expliqué comment il convenait « de s’adresser au président », il a fini par obtenir une audience, en principe pour vendredi 6 janvier à 13 heures, à moins que, devant tant d’insolence, Boris Eltsine ne se ravise. « Je veux le regarder dans les yeux ». « Je suis à peu près convaincu qu’on lui présente une version mensongère des faits, au moins en partie. Mais cela ne lui enlève pas sa responsabilité. »

Les bobards de la propagande officielle

On lui pose des questions, sur les « mercenaires islamistes », le sort des prisonniers russes, les « bandits tchétchènes », et il démonte tranquillement, un à un, les bobards de la propagande officielle « plus invraisemblables que ce que nous avons connu ici depuis soixante-dix ans ». Il décrit Grozny, qui ressemble par endroits « au quartier de Stalingrad qu’on avait laissé à l’état de ruines, comme un monument ». Il n’hésite pas, non plus, à tirer quelques conclusions politiques, à rebrousse-poil. « Mon pronostic, c’est que la Tchétchénie ne fera plus partie de la Russie. » Avant l’assaut et les bombardements, une autre issue aurait été possible. « Plus maintenant. » Ou encore : « Vous croyez vraiment que c’est comme ça qu’on dissuade les pays d’Europe orientale de faire partie de l’OTAN. Si j’étais à Varsovie, aujourd’hui, je me dépêcherais d’adhérer. »

Au fond de la salle, on reconnait le maréchal Chapochnikov, dernier ministre de la défense de l’URSS, et ensuite commandant en chef des forces de la CEI qui, après tant d’autres, s’est éloigné de Boris Eltsine. Nous lui demandons de confirmer l’évidence : s’il est venu, c’est qu’il approuve Sergueï Kovalev ? C’est « oui », sans la moindre hésitation. Car Sergueï Kovalev n’est pas, n’est plus seul. Derrière lui, l’ancien premier ministre, Egor Gaïdar. Dans l’assistance, des députés qui ont bon espoir, cette fois, d’obtenir une réunion extraordinaire de la Douma, malgré le peu d’empressement de son président, Ivan Rybkine.

Tout cela n’est pas très dangereux, avec cette Constitution en béton mais le pouvoir et, en son sein le « parti de la guerre », de toute évidence, s’impatiente, s’inquiète. Le Conseil de sécurité devait se réunir à nouveau, vendredi. On s’attendait, entre autres, à ce qu’il prenne des sanctions contre les responsables des télévisions, qui ont laissé une partie au moins de la vérité éclater au visage du public.

Et puis il y a ces esquisses de pression de l’Occident. Sergueï Kovalev a balayé d’une phrase l’argument de « l’affaire intérieure de la Russie » : « le sang, le feu, la souffrance humaine, ce n’est pas une affaire intérieure ». Il y a ces républiques de « l’étranger proche » qui sortent, à leur tour, de leur silence.

Et puis, il y a ces troupes qui n’arrivent toujours pas à prendre Grozny, malgré l’afflux de renforts. Le vice-premier ministre, Nikolaï Egorov, représentant de Boris Eltsine pour la Tchétchénie, qui s’était vanté, la veille, de prendre Grozny « sans combats », dès jeudi 5 janvier, parle désormais de « casser la psychologie de la population tchétchène ». Quant à Sergueï Stepachine, chef du « service de contre espionnage » (l’ancien KGB), il voit déjà plus loin : « Il n’y aura pas de guerre de partisans à grande échelle en Tchétchénie. Ceux qui essaieront de résister seront détruits ».

JAN KRAUZE

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