Le fiasco militaire à Grozny a accentué la démoralisation d’une armée russe en pleine décomposition.

MOSCOU – En 1991, Boris Eltsine était debout sur un char. Il s’opposait à un coup d’Etat politico-militaire destiné à sauver l’Union soviétique. En 1993, sur ordre du président russe, les chars tiraient sur un Parlement hostile. En 1994, le président russe est caricaturé dans la presse aux commandes d’un blindé, qui fonce sur Grozny. A trois moments-clés de sa carrière, le “premier président démocratiquement élu” de Russie a dû s’appuyer sur un armée indécise et divisée. Une armée elle-même traumatisée par sa défaite en Afghanistan, humiliée par son retrait (sans même tirer un coup de feu, dira un général) de toute l’Europe centrale et des pays baltes. Une armée qui, aujourd’hui, est mise en échec par une poignée d’hommes en Tchétchénie. La guerre éclair annoncée s’est transformée en un prévisible bourbier.

Le conflit a mis à nu les faiblesses de ce monstre hésitant, asphyxié par les coupes budgétaires, rongée par la corruption. Mais aussi une de ses principales qualités : l’armée veut le moins possible se mêler de politique. “Les hommes politiques n’ont qu’à la prendre, cette ville”, déclarait, jeudi 5 janvier, en grand uniforme et sans craindre les caméras de la télévision, le commandant des forces aéroportées, Evgueni Podkovzine, qui venait d’assister aux obsèques de l’un de ses hommes. Il refusait que l’on fasse porter aux militaires la responsabilité d’une opération qui leur a été imposée.

Enracinée par la conscription dans la société, l’armée n’a pas, dans ses traditions, le goût du putsch et de l’aventure. Elle est aussi contaminée par le virus démocratique. “L’armée pourrait refuser d’obéir”, estime un expert militaire russe. Certains commandants l’ont d’ailleurs déjà fait. Mais cette “rébellion” est, comme souvent, passive. Cependant, les “opérations de police” pour “restaurer l’ordre constitutionnel” dans la petite République indépendantiste du Caucase sont un tel désastre militaire et politique qu’il semble presque impossible à ses commanditaires et ses exécutants de faire marche arrière, militairement à Grozny, politiquement à Moscou.

Boris Eltsine, en demandant d’en finir “le plus vite possible” avec Grozny, a envoyé son armée à l’échec, en utilisant pour cela l’homme qui avait promis de “régler tous les problèmes de la Tchétchénie en deux heures avec un régiment de parachutistes”, c’est-à- dire son ministre de la défense, Pavel Gratchev, sauveur du président lors de la lutte contre le Parlement en octobre 1993 et lui-même sauvé par Boris Eltsine en octobre 1994 alors qu’il était accusé de corruption, voire d’avoir fait assassiner au colis piégé un journaliste qui le dénonçait.

“Le summum de l’amateurisme”

Malgré ce passé, qui lie deux hommes plus que leurs institutions, quelqu’un semble devoir payer les pots politiques et les chars cassés à Grozny. Les militaires vont-ils punir les politiques, ou les politiques, les militaires ? La logique voudrait que le ministre de la défense soit sacrifié. Mais pas tout de suite.

Appliquant le précepte de ne pas changer de cheval au milieu du gué, “il semble que Boris Eltsine attende un second assaut contre Grozny pour sacrifier Gratchev”, estime le député libéral et démocrate Alexis Arbatov, membre de la commission de défense du Parlement. Certains observateurs pensent même que Boris Eltsine a sauvé la tête de Pavel Gratchev en octobre 1994 pour mieux lui laisser le “sale boulot” avant de s’en débarrasser. La presse concentre de nouveaux ses tirs sur le ministre de la défense plus que sur le président. Elle rappelle que Pavel Gratchev (impopulaire dans l’armée comme Boris Eltsine), qui a lancé un assaut de blindés désastreux dans Grozny la veille de son anniversaire, le 1e janvier, avait déclaré en novembre : “Je n’aurais jamais autorisé l’utilisation de tanks et d’artillerie dans une ville. C’est le summum de l’amateurisme.”

Signe que Pavel Gratchev n’a pas gagné la partie, l’oukase présidentiel “en préparation” pour limoger les trois vice-ministres de la défense qui s’opposaient à lui et pas seulement sur l’intervention militaire en Tchétchénie n’a pas été publié et, peut-être, pas même été signé par Boris Eltsine. Le président russe a aussi évoqué un retrait de l’armée des opérations en Tchétchénie au profit des unités spéciales du ministère de l’intérieur, avant d’ “appeler” les militaires à se battre. Peu de mesures ont été prises contre ceux qui ont refusé d’exécuter des ordres d’ailleurs vagues. Que ce soit celui de tirer ou d’arrêter de tirer.

Une partie des “dérapages” en Tchétchénie, notamment la poursuite des bombardements aériens malgré les “ordres” présidentiels, s’explique sans aucun doute par le double langage du pouvoir russe, qui promet une solution politique en ne préparant que l’option militaire. L’autre est peut-être due à ce qu’un observateur appelle “l’autonomie des commandants” sur le terrain. Ceux-ci semblent en faire à peu près à leur tête, dans des directions opposés.

La responsabilité des ratages

“L’armée maîtrise depuis longtemps deux méthodes pour se débarrasser des chefs militaires qu’elle n’aime pas. La première est de ne pas exécuter les ordres, la seconde, de les suivre bêtement. Ces deux méthodes sont utilisées en Tchétchénie”, estime le vice-premier ministre, Sergueï Chakhraï, lui même va-t-en-guerre. Jugeant “inconstitutionnel” les ordres reçus, le général Ivan Babitchev a refusé de faire avancer ses chars en tirant sur les civils. Selon des témoignages, il aurait lui-même suggéré à la foule de se mettre devant sa colonne.

Après une victoire coûteuse et provisoire à Grozny, destinée à sauver la face, Boris Eltsine pourrait être tenté de faire endosser à ceux qui ont plus ou moins bien exécuté ses ordres la responsabilité des ratages. “Si Eltsine tente de se débarrasser d’eux, il est possible qu’ils tentent d’organiser quelque chose contre lui, mais cela ne fonctionnera pas”, estime un expert militaire russe. Mais Boris Eltsine aura du mal à trouver un remplaçant crédible à Pavel Gratchev.

“Suivez cette ambulance !”

Les successeurs ayant la carrure nécessaire sont presque tous entrés en dissidence “pacifiste” ou de “mauvais esprit”. Le général Boris Gromov, vice-ministre de la défense, dénonce publiquement une “tromperie”, un “second Afghanistan”, où il avait dû diriger la retraite. Alexandre Lebed, le très populaire commandant de la XIVe armée, basée en Moldavie, se dit prêt à aller commander en Tchétchvénie, mais seulement un retrait ou un assaut avec… des enfants des dignitaires du régime. Tous restent, pour le moment du moins, en fonctions.

L’autre hypothèse est donc que le Kremlin, et plus particulièrement le budget de l’Etat, devra “récompenser” sinon Pavel Gratchev lui-même, du moins les unités et les chefs militaires des régions qui auront accepté de sauver la situation. Ce qui pourrait bien remettre en question une indispensable rigueur monétaire. Depuis longtemps, le ministère de la défense se plaint de son budget. Certains pensent même que Pavel Gratchev s’est lancé à l’eau en Tchétchénie (ou y a poussé Boris Eltsine) pour pouvoir obtenir des crédits ou pour éviter que les autres “ministères de l’ordre” (intérieur, services secrets) ne les ramassent.

La guerre en Tchétchénie aura aussi montré que la crise budgétaire se double d’une crise morale dans une armée abandonnée par ses officiers les plus prometteurs, en proie à des désertions massives, à un taux de suicide chez les appelés particulièrement élevé. L’usure morale des hommes est aggravée par la crise de la technologie militaire. Les frappes aériennes “chirurgicales” annoncées en Tchétchénie ont viré à la boucherie, malgré la totale absence de DCA. Seules 30 % des armes équipant les forces armées répondraient aux standards technologiques modernes. Plus simplement, un soldat russe prisonnier des Tchétchènes a expliqué qu’on l’avait lancé dans la ville avec un char dont la tourelle était bloquée, et sans lui dire autre chose que : “Suivez cette ambulance !”

Toujours pas convertie ou modernisée, l’industrie militaire russe, désorganisée par l’éclatement de l’URSS et la baisse des crédits, serait, aujourd’hui, incapable de produire les armes qu’elle fabriquait il y a cinq ans. Certaines sources affirment que les missiles guidés au laser, qui devaient “éviter les pertes civiles” en Tchétchénie, n’ont pas été utilisés car ils sont trop chers ou indisponibles. L’inaptitude de l’armée russe à mener une guerre limitée, si ce n’est “propre”, exigée par le nouveau cadre “démocratique” fait craindre l’émergence d’un régime militaro- policier en cas de prolongation du conflit. Mais, comme le souligne le député de la commission de la défense de la Douma Alexis Arbatov, la seule possibilité est que Boris Eltsine établisse lui-même ce régime, “car seuls les gens qui ont voulu la guerre [en Tchétchénie] peuvent vouloir tenter cela”.

Le “précédent” d’octobre 1993

Le “précédent” d’octobre 1993 est en tout cas à méditer. L’armée, à l’époque, avait fait preuve des plus grandes réticences à s’engager dans un conflit politique. Le général Gratchev lui-même avait exigé un ordre écrit, et plusieurs membres du haut commandement ce sont souvent les mêmes qui, aujourd’hui, traînent des pieds avaient refusé de tremper dans cette affaire, ou ne l’avaient fait que contraints et forcés. Après l’assaut contre le Parlement, beaucoup d’officiers confiaient, la rage au ventre, que l’armée avait été déshonorée, et plusieurs refusèrent les décorations que le président leur offrait.

Après quoi, tout est rentré dans l’ordre ou le désordre habituel. Avec, simplement, un président plus fort, qui commence à consterner les démocrates qui l’avaient tant soutenu et à s’appuyer toujours plus ostensiblement sur les “ministres de force” et autres gardes du corps- confidents qui avaient sauvé son pouvoir.

KRAUZE JAN; NAUDET JEAN BAPTISTE

Le Monde
samedi 7 janvier 1995, p. 3

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