De retour au Kremlin, « après avoir entendu les rapports présentés par les ministres et les autres organes fédéraux (…) et pris connaissance des messages des citoyens, des positions des groupes politiques (…) et des mass media », Boris Eltsine a ordonné, mercredi 4 janvier, l’arrêt des bombardements aériens sur la capitale tchétchène, à partir du lendemain à 0 heure. Immédiatement saluée à Washington, cette annonce est la seconde du genre. Le 27 décembre, le président russe avait également ordonné un arrêt des bombardements, après avoir annoncé que l’armée cesserait de participer aux opérations de « rétablissement de l’ordre ». Le lendemain matin, une bombe tombait sur un orphelinat, et trois jours plus tard, après d’intenses bombardements, des centaines de tanks se lançaient à l’assaut.

Par ailleurs, l’« ordre » de Boris Eltsine ne concerne apparemment que la capitale elle-même, et non la campagne et les autres villes et villages, où les avions russes avaient fait, mardi 3 et mercredi 4 janvier, un grand nombre de victimes civiles. Cependant, les services officiels d’information affirment que « la situation est en train de changer radicalement » à Grozny et que les Tchétchènes n’ont presque plus de munitions.

Le vice-premier ministre Nikolaï Egorov, qui est le représentant personnel de Boris Eltsine pour la Tchétchénie, a même annoncé que les « troupes russes occuperaient Grozny sans combat, jeudi 5 janvier », et que le « gouvernement légal tchétchène », créé par les autorités russes, serait introduit dans la ville le même jour, « ou, au plus tard, le lendemain ». « Tout dépendra du temps qu’il fera », a ajouté M. Egorov, réflexion qui laisse perplexe, car s’il ne doit pas y avoir de combats, quelle importance peut avoir le brouillard qui s’est abattu mercredi sur la capitale tchétchène ?

Il est en tous cas beaucoup question, côté russe, de l’acheminement de renforts frais et aguerris, en particulier de parachutistes, et d’un changement de tactique : au lieu de s’appuyer quasi exclusivement sur les tanks, qui ont subi la déroute que l’on sait, les généraux auraient décidé d’envoyer « des petits groupes mobiles » pour procéder au « nettoyage ». Le problème est que l’essentiel de ces informations vient du « service de presse » du gouvernement, lui-même nourri par le « contre-espionnage fédéral », qui pratique la désinformation à doses massives. On a ainsi annoncé, entre autres, que le chef des services de sécurité tchétchènes, Soultan Guelichanov, avait offert aux Russes de se retourner contre les forces du général Doudaev, information que l’intéressé a immédiatement qualifié d’« idiotie ». « Un tissu de mensonges »

Le député Sergueï Kovalev, chef de la commission des droits de l’homme du Parlement, a d’ailleurs décrit comme « un tissu de mensonges » les informations officielles données jusqu’à présent sur la situation à Grozny, que les médias russes eux-mêmes, pourtant supposés les rapporter, n’arrivent plus à prendre au sérieux. L’ancien dissident, dont le témoignage a joué un rôle essentiel dans la prise de conscience d’une partie au moins de l’opinion russe, a quitté Grozny avec l’intention d’exiger une audience de Boris Eltsine, avant de retourner dans la capitale tchétchène.

Pendant ce temps, son homonyme belliciste, Valentin Kovalev, nommé par le président à la tête d’une nouvelle « commission de surveillance des droits constitutionnels », a donné un aperçu de ses talents au cours d’une très remarquable conférence de presse. On y a appris qu’il ne servait à rien de donner de quelconques indications sur les pertes russes, puisqu’elles « se caractérisaient par une importante dynamique ». Valentin Kovalev s’est, en revanche, beaucoup étendu sur les méfaits supposés des Tchétchènes, et sur la magnanimité de l’aviation russe, qui se serait abstenue de bombarder par mauvais temps pour éviter toute victime civile. Tout cela était si énorme que certains journalistes n’ont pu s’empêcher d’éclater de rire.Les quotidiens russes, qui ont reparu jeudi, affichent, eux, des titres sinistres ou grinçants. « La Russie est au bord de la catastrophe », écrit le quotidien Sevodnia, avec la photo d’une tête calcinée qui pend de la tourelle d’un char, et un sous-titre : « Boucherie ». La Pravda affirme qu’« il n’est pas trop tard pour arrêter la guerre ». La Komsomolskaïa Pravda, journal populaire assez libéral, produit un titre ravageur : « Il n’y a pas de poudre, pas de vérité, pas de président », au-dessus de la photographie d’un Boris Eltsine réjoui, levant son verre de champagne au-dessus d’un alignement de cadavres. Le photomontage rappelle celui paru la veille dans un autre journal populaire, mais l’évolution est significative : ce n’est plus le général Gratchev, ministre de la défense, qui est visé, mais bien le responsable suprême.

Sur le plan politique, pourtant, rien ne bouge vraiment. L’économiste libéral Grigori Iavlinski, opposant démocrate de longue date, réclame la démission de Boris Eltsine, mais ce n’est pas la première fois. La Douma et la Chambre haute ne sont toujours pas convoquées, alors qu’on approche d’une nouvelle longue parenthèse dans la vie publique : les fêtes du Noël orthodoxe. Après Egor Gaïdar, au nom du Choix démocratique de la Russie, Guennadi Ziouganov, au nom des communistes, a réclamé la convocation des députés. Mais le parti de Vladimir Jirinovski a volé une fois de plus au secours de Boris Eltsine, en exigeant qu’on « laisse le président et le gouvernement travailler en paix ».

Ce qui semble précisément le cas. Selon Viatcheslav Kostikov, le porte-parole de Boris Eltsine, le président a vécu mercredi « une de ses journées de travail les plus tranquilles ».

JAN KRAUZE

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