Depuis 1991 et la dissolution de l’URSS, la Russie avait tant bien que mal maintenu son intégrité et évité les aventures sanglantes. Elle avait certes guerroyé contre l’islamisme au Tadjikistan, soutenu les Arméniens contre les musulmans azerbaïdjanais, suscité la rebellion des Abkhazes pour ramener la Géorgie dans l’orbite traditionnelle de Moscou ou créé une poche russe en Moldavie (Transnistrie), mais dans l’ensemble elle avait subi sans broncher de douloureuses amputations.
Elle n’était pas sans mérite. Car la fin de l’Union soviétique ne signifiait pas simplement le retour à un statu quo ante, la réapparition de la Russie prérévolutionnaire. La Russie de Boris Eltsine est plus petite que l’empire tsariste. Par rapport à lui, elle a perdu non seulement des terres allogènes annexées de longue date (comme les pays baltes), mais également des régions slaves comme la Biélorussie et l’Ukraine où se trouve avec la Russie de Kiev au
IXe siècle, le berceau de l’Etat russe.
La guerre de 1914-1918 a détruit deux empires sur le continent européen, l’Empire ottoman et l’Empire austro-hongrois. L’empire tsariste, lui, a échappé au désastre. Plus exactement, après la défaite, il est réapparu sous la forme nouvelle de l’URSS. La Russie post-soviétique, c’est le reste du démantèlement de l’empire communiste. Elle ne se caractérise pas autrement que de manière négative, comme un reliquat formé des Républiques « qui ne sont pas parties ».
Elle n’a de frontières ni naturelles ni historiques ; aussi ne se définit-elle ni par le sol ni par le sang, puisqu’elle est un ensemble pluri-ethnique et que 25 millions de Russes vivent dans « l’étranger proche».
La Russie n’a jamais été un Etat-nation, ce qui taraudait parfois quelques intellectuels nourris des idées de la Révolution française, mais ne la gênait pas outre mesure. Son être, elle l’avait forgé autrement, dans un messianisme orthodoxe et dans une expansion géographique, dans une gigantesque entreprise de colonisation commencée au
XVe siècle, et qui était aussi une sorte de revanche sur la soumission à la Horde d’or mongole. Pendant deux cents ans, à partir du règne de Pierre le Grand jusqu’en 1991, la Russie a existé comme empire.
Ni l’ethnie, ni la langue
Avec deux conséquences fondamentales dans ses rapports avec l’Europe. D’abord, les terres à coloniser et à peupler s’étendant essentiellement vers l’est et le sud, la Russie conquérante a accentué son caractère asiate. « Pour l’Europe nous étions des Tatars, écrit Dostoïevski dans son Journal, en Asie nous serons Européens. Notre mission civilisatrice en Asie nous transportera d’enthousiasme : le tout est de commencer. Construisez deux voies ferrées, l’une en Sibérie et l’autre en Asie centrale, et vous verrez ».
Ensuite, pour maintenir la cohésion d’un si vaste ensemble comptant plus de cent peuples parlant plus de cent langues, il fallait un Etat central puissant auquel les sujets devaient faire allégeance, soit en la personne du « tsar de toutes les Russies », soit dans la révérence à l’idéologie marxiste-léniniste. Il ne pouvait y avoir de Russie (puis d’URSS) sans empire, et il ne pouvait y avoir d’empire sans pouvoir autoritaire. Dès 1760, l’ambassadeur anglais à Moscou, Sir George Macartney, remarquait : « Au despotisme, la Russie doit sa grandeur et ses dominions, de sorte que si les pouvoirs du monarque sont un jour limités, elle perdra sa puissance et sa force proportionnellement aux progrès qu’elle fera dans la voie de la vertu et du bien civique ». C’est à ce théorème que la Russie post-soviétique est encore confrontée. Il y a une contradiction fondamentale entre la démocratie et l’empire, non seulement pour les peuples périphériques, mais pour la Russie elle-même ; contradiction qui s’énonce aussi sous la forme renversée : il ne peut y avoir de Russie démocratique que débarrassée de son empire.
En Tchétchénie, la Russie eltsinienne est à la recherche de son identité. La chute de l’URSS l’a laissée avec des frontières rétrécies bien qu’avec 170 millions d’habitants et une superficie double de celle des Etats-Unis, « il n’y ait pas lieu de faire dans la claustrophobie », selon l’expression d’Henry Kissinger et sans conscience nationale. En effet, si l’URSS a prolongé pendant soixante-dix ans l’empire russe, elle a « dénationalisé» la Russie, en fondant l’identité russe dans l’identité soviétique (1). Les Russes en tout cas les Slaves en général dominaient l’appareil d’Etat, mais en même temps le peuple russe disparaissait, fût-ce en tant que peuple dominateur, dans l’utopie du peuple soviétique. Parce que Staline s’en méfiait, la Russie a perdu son parti communiste « national » dans les années 20, pour le retrouver seulement sous le règne de Gorbatchev, alors que les autres républiques ont toujours eu le leur. Pauvre Russie, qui se trouvait avec ses colonies dans un rapport impérialiste inversé, les Russes étant convaincus que la périphérie profitait plus de l’empire que la « métropole».
Cette identité russe ne peut se trouver dans l’ethnie puisque les Russes étant répartis sur l’ensemble du territoire, la Russie ressemblerait alors à une monstrueuse peau de léopard dont le centre serait à Moscou. Elle ne peut se trouver non plus dans la langue, puisque le russe est devenu le moyen de communication de tous les peuples de l’empire, que celui-ci soit tsariste ou communiste, Staline ayant là encore apporté sa contribution à la soviétisation en introduisant partout (sauf dans le Caucase) l’alphabet cyrillique.
La théorie des dominosAprès la chute du communisme, certains intellectuels russes ont pensé que la Russie pouvait forger une identité nouvelle dans l’adoption des valeurs politiques occidentales, en rupture radicale avec la tentation asiate. Un peu comme certains intellectuels allemands définissent leur adhésion à la République fédérale par un « patriotisme de la Constitution ». Du point de vue de la difficile quête d’une identité nationale, la comparaison entre la Russie et l’Allemagne est loin d’être déplacée. A l’instar de la Russie, l’Allemagne n’a pas de frontières historiques, et les Allemands de souche ne sont pas tous en Allemagne. Le territoire sur lequel elle exerce sa souveraineté est le résidu d’un empire effondré. Mais comment susciter un « patriotisme de la Constitution » dans un pays qui n’a jamais connu l’Etat de droit ? Où la Loi fondamentale, quand elle existe, est bafouée ou modifiée au gré des humeurs du despote ? Où l’Etat n’est plus en mesure d’assurer à ses citoyens la sécurité et le bien-être ?
Reste donc la tentation d’inscrire la recherche de la nation russe dans l’histoire de la Russie impériale. Boris Eltsine et les généraux qui l’entourent y ont cédé à Grozny. Ils ont craint « l’effet dominos » de l’indépendance tchétchène, mais surtout, instruits par la tradition russe, ils ont espéré qu’une démonstration de force sur les marches de la Russie renforcerait à Moscou un pouvoir largement discrédité, tout en impressionnant un Occident auquel ils avaient le sentiment d’avoir, depuis trois ans, trop cédé.
La démonstration est en passe d’échouer sur tous les points. Les dirigeants du Kremlin ont sous-estimé la force de la résistance des Tchétchènes qui pourtant avaient bravé le tsar pendant plus d’un siècle et demi, la déliquescence de leur pouvoir, l’influence aussi d’une société civile urbaine, encore embryonnaire certes, mais confortée par quelques médias réfractaires à l’autoritarisme. La brutalité de l’intervention armée a été telle que même les pays occidentaux ont été obligés d’exprimer leur émotion, malgré toute la crainte que leur inspire une Russie forte et l’angoisse que leur procure une Russie faible.
Quatre ans après que Mikhaïl Gorbatchev a signé la fin de l’Union soviétique, la révolution démocratique russe reste encore à venir. L’aventure tchétchène le montre à ceux qui auraient cru pouvoir l’oublier. Elle montre également que si l’être-empire n’est pas une fatalité pour la Russie, il constitue une pesanteur historique dont il lui est très difficile de se débarrasser. C’est en tout cas un paramètre que les architectes du nouvel ordre européen de sécurité ne peuvent plus occulter.
DANIEL VERNET