Les chefs militaires persistent à refuser toute trêve, ne serait-ce que, comme leur proposent les Tchétchènes, pour évacuer les cadavres des soldats russes, toujours plus nombreux autour du palais présidentiel, alors que le premier devoir des combattants tchétchènes est de ramasser leurs propres morts et de les enterrer avant le coucher du soleil. Pendant ce temps, le service d’information officielle du gouvernement, faute de meilleure idée, continue à répandre de rocambolesques histoires sur ces Tchétchènes aux poches pleines de bagues qui détroussent les morts et fusillent les volontaires de l’extrême droite ukrainienne qui tenteraient de fuir Grozny, où afflueraient par contre des Afghans ou Jordaniens… A Moscou, le premier ministre, Viktor Tchernomyrdine, s’est entretenu à huis clos avec les présidents de la Douma et de la Chambre haute, MM. Rybkine et Choumeïko. Ces trois hommes ont, s’ils le voulaient, les moyens d’arrêter l’opération, mais rien n’a percé de leur entretien, et rien n’indique qu’ils en aient l’intention.
M. Tchernomyrdine s’est essentiellement attaché, jusqu’à présent, à rester à l’écart de l’aventure tchétchène (il n’en a pas dit un mot dans ses voeux de Nouvel An !), ce que certains commentateurs saluent comme le signe d’une grande habileté politique.
Le concert de protestations s’est cependant considérablement accru, mais il est le fait d’opposants ou de quasi-opposants, voire de conseillers présidentiels en disgrâce. L’ancien président Mikhaïl Gorbatchev appelle tous les responsables de « ce désastre moral, politique et militaire » à « s’en aller ». Le président de la commission de défense du Parlement, Sergueï Iouchenkov, parle « d’aventure honteuse et sanglante ». L’ancien premier ministre « libéral », Egor Gaïdar, a, lui aussi, des mots très durs pour un Kremlin qui a opté pour « l’aventure militaire », et souligné que « seul Boris Eltsine avait le pouvoir de changer la politique actuelle ». Cependant, M. Gaïdar précise que son parti, Le choix de la Russie, ne demandera pas la destitution du président, par « pragmatisme », parce que « les institutions démocratiques en Russie sont aujourd’hui extrêmement fragiles ».
Surtout, cet homme qui a si lontemps été considéré comme le garant des réformes économiques et politiques en Russie, affirme, dans une interview à la BBC, que l’opération en Tchétchénie n’est « en aucune manière une affaire purement interne de la Russie » et qu’il souhaite vivement que l’Occident s’en mêle. Sur le même thème, la chaîne privée NTV relève avec ironie que l’Ouest ne répond pas aux appels des « défenseurs russes des droits de l’homme » à faire pression sur Moscou, et répète à l’unisson « comme une leçon bien apprise » qu’il s’agit « d’une affaire intérieure à la Russie ». Au même moment, à Bonn, le ministre des affaires étrangères Klaus Kinkel enfonçait le clou, affirmant que les Tchétchènes n’avaient « aucun droit à l’indépendance ». Le seul accent de fermeté est donc venu de Stockholm, où les méthodes russes ont été qualifiées « d’inacceptables ».
Dans les rues de Moscou, quelques centaines de manifestants ont protesté contre la guerre. Des « mères de soldats » en larmes exigent des nouvelles de leurs fils qu’on a « trompés ». A la télévision, un député qui a vu une centaine de détenus russes dans le sous-sol du palais de Grozny, explique que « ces gamins de dix huit ans » ont « reçu leur première nourriture chaude quand ils ont été faits prisonniers ». L’association de défense des droits de l’homme Memorial multiplie les messages tous azimuts, y compris aux ambassades occidentales, et explique que la guerre en cours n’est pas « dirigée contre le séparatisme tchétchène ou autre, mais contre la démocratie et la liberté ».
Le ministre de la défense sur la sellette
Larissa Bogoraz, qui, en 1968, avec une poignée de dissidents, osa manifester à Moscou contre l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie, reprend du service, vingt-six ans plus tard. Le passé revient à toute allure, y compris dans ce commentaire d’un « expert » militaire, expliquant que l’une des raisons majeures de l’échec russe à Grozny est que l’armée n’a plus l’expérience de ce genre d’opérations urbaines, la dernière remontant à l’écrasement de l’insurrection hongroise, en 1956.
Dans un tout autre genre, le quotidien populaire Moskovsky Komsomolets, le seul à sortir mercredi, publie en première page un montage photographique du meilleur goût : le ministre de la défense, Pavel Gratchev, rigolard devant un tas de cadavres de soldats russes, sous le titre « le chef militaire le plus incapable de Russie ». Ce journal a un vieux compte à régler avec le général Gratchev, depuis qu’un de ses reporters qui enquêtait sur la corruption dans l’armée a été tué, à l’automne, par un paquet piégé, dans des circonstances très troublantes. A l’époque, le sort du ministre tenait à un cheveu, mais le général avait sauvé son siège.
La logique voudrait que cette fois il saute, au moins comme un fusible, pour protéger le président. Des hommes de l’exécutif, qui ont eux aussi un très ancien contentieux avec l’ancien officier de parachutistes, plaident plus ou moins ouvertement en ce sens. Le porte-parole du président, Viatcheslav Kostikov (lui-même en disgrâce et sur le départ pour le Vatican comme ambassadeur), explique qu’il ne s’agit pas de s’interroger sur « la légitimité des actions du président ou du gouvernement », mais « sur le professionnalisme de ceux qui ont mis au point cette opération ». Le ministre des affaires étrangères, Andreï Kozyrev, qui, lui-même, a plaidé sans relâche pour la solution de force, dénonce, lui aussi, « le manque de professionnalisme » des exécutants. Le carnage de Grozny a refait l’unité des factions tchétchènes, unies contre l’agresseur. Pas celle des différents clans du Kremlin.
JAN KRAUZE