Les Tchétchènes, qui n’ont jamais été russes, réclament leur indépendance depuis plus de trois siècles. D’une longue histoire d’oppression, ils ont appris que toute négociation avec Moscou n’a qu’un but : leur soumission à la Russie, qu’elle soit tsariste, communiste ou eltsinienne. Cette guerre d’un empire vieilli contre un peuple indomptable annonce la chute du pouvoir colonial russe.

KARL MARX n’est plus à la mode. C’est dommage, car ses comptes rendus de la guerre du Caucase au XIXe siècle restent une source excellente, pouvant fournir d’utiles références historiques à ceux qui s’empressent, en Occident, de prêter foi au postulat de Moscou selon lequel « la Tchétchénie est une partie intégrante de la Russie » (1). Il est erroné, en effet, de prétendre que la Tchétchénie, le Daghestan et d’autres régions du Nord-Caucase appartiennent à la Russie depuis le XVIIIe siècle, si tant est qu’une telle comptabilité puisse donner une base légale à une domination non souhaitée. En réalité, les Tchétchènes guerroient contre la Russie depuis plus de trois siècles.

La première « guerre sainte » des montagnards caucasiens a été menée par l’un d’eux, le cheikh Mansour, entre 1785 et 1791. Tcherkesses, Daghestanais et Tchétchènes furent alors unis et infligèrent des défaites sanglantes aux armées de Catherine II, pourtant victorieuses partout ailleurs.

Mais le retrait des Ottomans qui perdirent leur forteresse d’Anapa sur la mer Noire en 1791 , le rattachement volontaire du royaume de Géorgie à la Russie en 1801, puis le passage de l’Azerbaïdjan iranien sous suzeraineté russe, laisseront les petits peuples montagnards seuls et encerclés face à l’empire. Ils lui opposeront cependant une résistance farouche, qui drainera dans la région les forces russes, ce qui vaudra à ces derniers la débâcle de la guerre de Crimée (1853-1856).

Commence alors une politique d’extermination systématique, dont les Tcherkesses ne se remettront pas. Expulsés vers l’Empire ottoman, ils ne représentent plus aujourd’hui qu’une petite minorité sur leurs terres ancestrales, au milieu de descendants de colons russes et cosaques. Les Tchétchènes se montrent en revanche indomptables. Le fameux général Ermolov promettait au tsar Alexandre 1e, en 1818, de « ne pas prendre de repos tant qu’un Tchétchène reste en vie », car « ce peuple néfaste pourrait in spirer, par son exemple, un esprit de rébellion et d’amour de la liberté jusque parmi les serviteurs les plus dévoués de l’Empire ».

Mais le régime de terreur appliqué par Ermolov fut contre-productif. La Tchétchénie se rallia à l’imam Chamil. C’est alors que l’islam dans la région du Caucase s’identifia à l’idée de libération nationale. La guerre fera rage de 1824 à 1859. Ce sera une « guerre totale », non pas contre les seuls partisans de Chamil, mais bien contre le peuple entier : hommes, femmes, enfants et vieillards. En 1859, le contingent russe au Caucase avait atteint le chiffre d’un demi-million d’hommes. Pour l’assaut final sur Gounib, un rocher escarpé du Daghestan où Chamil s’était retranché avec cinq cents fidèles, le prince Bariatinski disposait de quarante mille hommes. Dans un Caucase dévasté, les Tchétchènes, qui ne pardonnent pas à Chamil de s’être rendu, continuent à se battre encore quatre ans sous le commandement du légendaire Baysangour.

La « République des montagnes » de 1918

La Tchétchénie, réduite à quelque quarante mille âmes, est vaincue mais non pacifiée. Commence alors une épopée peu connue mais tout aussi remarquable que celle de Chamil. Chaque génération tchétchène reprend les armes, obligeant la Russie à maintenir une administration militaire en Tchétchénie jusqu’à la révolution de 1917, cas unique parmi les autres colonies de l’Empire.

En 1918, les montagnards s’unissent au sein d’une « République confédérée des montagnes », en lutte d’abord contre l’armée blanche du général Denikine, qui voulait maintenir une « Russie une et indivisible », puis contre les bolcheviques, qui s’étaient d’abord acquis le soutien des montagnards en leur promettant l’indépendance, comme aux autres peuples colonisés. Cette « République des montagnes » a été reconnue par la Turquie comme par le général Thomson, commandant des troupes anglaises au Caucase, au nom du gouvernement britannique, un précédent qu’on s’empresse d’oublier en Occident…

Alors que les Républiques d’Arménie, de Géorgie et d’Azerbaïdjan tombent aux mains de l’Armée rouge en quelques semaines, à l’issue de la guerre civile, les montagnards tchétchènes, daghestanais et ingouches résistent désormais aux bolcheviques, dont la politique antinationale devint vite dominante. Deux armées rouges la XIe et celle du Terek furent déployées pour les soumettre en 1921.

Les soulèvements continuent néanmoins ; en 1924, 1928, 1936, avec l’intervention de plusieurs corps d’armée. A la veille de la deuxième guerre mondiale, l’URSS poursuivant la politique d’apartheid des tsars, refuse d’enrôler les Tchétchènes et les Ingouches. Ces derniers équipent néanmoins une division à leurs frais pour se battre contre les Allemands. Ce qui n’empêchera pas l’aviation soviétique de bombarder le pays en 1940 et en 1942 pour mettre fin à de nouvelles insurrections… Ils sont accusés, en bloc, de collaboration avec les Allemands, accusation absurde car les divisions nazies ne sont jamais arrivées jusqu’à eux.

Vient alors la déportation, non pas d’« un grand nombre », mais de toute la nation tchéchène et ingouche. Certains sont acheminés vers les camps de la mort en Sibérie, la majorité vers les steppes glacées du Kazakhstan. La moitié des déportés périt. Soljenitsyne écrivait alors que les Tchéchènes-Ingouches étaient le « seul peuple à refuser la psychologie de la soumission ». Mais la République tchétchéno-ingouche est rayée des cartes, les noms de ses peuples disparaissent des livres. Officiellement, ils n’existent plus. Dès la mort de Staline en 1953, ils commenceront pourtant à revenir, avant même leur réhabilitation officielle sous Khrouchtchev, traversant l’URSS en hiver, transportant les dépouilles de leurs morts… Même réhabilités, ils resteront suspects et soumis à un régime policier plus strict qu’ailleurs en URSS. Et ce, jusqu’en 1990.

Que l’histoire turbulente de ce pays lointain soit mal connue n’est pas surprenant. Il est étonnant, en revanche, que l’Occident, tout à son enthousiasme naïf pour un nouvel ordre de l’après-guerre froide, ait ignoré cette région d’un intérêt stratégique évident. La Russie concentrait pourtant d’énormes forces militaires autour de la Tchéchénie dès 1992. Et l’histoire pouvait donner les clés de ce qui se préparait.

Au XIXe siècle, le général Ermolov prétendait que les Tchétchènes étaient de vils brigands qui méritaient la mort pour leur refus d’accepter la protection du tsar. Aujourd’hui, la désinformation sert les mêmes buts. Le président tchétchène, Djokhar Doudaev, est un « chef de bande criminel », l’espoir d’indépendance de son peuple est réduit à des « manigances mafieuses », alors que la « mafia » tchétchène est plus liée à Moscou qu’à ses montagnes ancestrales.

La guerre coloniale d’un empire vieilli

Depuis 1991, les Tchétchènes vivent dans l’attente d’un ultime conflit sanglant avec les Russes, l’histoire leur ayant appris que toute négociation avec Moscou n’avait toujours qu’un but : leur soumission à la Russie, qu’elle soit tsariste, communiste ou eltsinienne. Cette dernière épreuve, croient-ils, leur donnera la liberté. Leur espoir est justifié. Ils se battront jusqu’au bout de leurs forces. S’ils sont vaincus aujourd’hui, ils recommenceront demain et entraîneront les Daghestanais avec eux.

Les guerres coloniales ne se gagnent pas uniquement sur le champ de bataille. Cette guerre est, en effet, menée par un empire vieilli, gouverné par un appareil incompétent et corrompu qui n’a plus les ressorts nécessaires pour une entreprise de reconquête. Il a face à lui un peuple qui refuse de plier, qui sent que le temps travaille pour lui et qui puise dans une histoire exceptionnelle le sentiment de son droit. Ce qui paraît être sa « fuite en avant » ne fait que présager la chute du pouvoir colonial russe, que l’Occident le veuille ou non.

MARIE BENNIGSEN BROXUP

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