Au quatrième jour de leur offensive contre la capitale tchétchène, les troupes russes n’étaient toujours pas parvenues, mardi 3 janvier en fin de matinée, à prendre le contrôle de Grozny. Tandis que les autorités de Moscou admettaient implicitement avoir subi un revers, des députés russes, de retour de la capitale dévastée, affirmaient que les combats de ces derniers jours avaient fait « plusieurs centaines de morts » parmi les soldats russes et « plus d’un millier » dans la population civile. A Bonn, le porte-parole du ministère allemand des affaires étrangères a dénoncé la violation des droits de l’homme en Tchétchénie. De son côté, Paris a envisagé de saisir l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE).

Les lance-grenades finissent par percer les mensonges les plus épais. En détruisant des dizaines de blindés russes, en repoussant, contre toute logique militaire, l’assaut lancé par des forces infiniment supérieures, les combattants tchétchènes ont fait éclater l’invraisemblable propagande qui sévissait à Moscou depuis deux jours. L’immensité du gâchis est apparue clairement, lundi, lorsque les chaînes de télévision russe, cessant de ne citer que les communiqués officiels, ont donné la parole à trois députés démocrates, retour de Grozny, sur fond d’images de mort et de destruction.

On a donc entendu le député Viktor Cheïniss dire les choses simplement : les forces russes, après d’intenses bombardements aériens et une préparation d’artillerie, ont « lancé une opération militaire de très grande ampleur », mais « les troupes qui sont entrées dans la ville ont subi une défaite cuisante ». Il y a « plusieurs centaines de morts parmi les soldats russes » et « plus d’un millier » dans la population civile.

Le constat le plus ravageur a été fait par le père Gleb Iakounine, l’ancien prisonnier du goulag rongé par la politique, qui, soudain, retrouvait ses racines de dissident : « Aucun bataillon Alfa (l’unité d’élite de la garde présidentielle), Beta ou Gamma ne fera l’affaire. Les troupes russes ne font pas face à des bandes, mais à un peuple en armes, qui défend sa terre. »

Au total, l’opération contre Grozny se solde donc par une « violation massive des droits de l’homme ». De plus, ajoutent les députés,qui citent à ce sujet leur collègue Sergueï Kovalev, resté sur place, les dirigeants russes persistent à refuser toute négociation. Le président Djokhar Doudaev a lancé, lundi 2 janvier, une nouvelle offre de cessez-le-feu, qui s’est heurtée comme les précédentes à un mur de silence à Moscou, tandis que bombes et obus recommençaient à dégringoler sur Grozny et ses environs. L’évidence de l’échec russe a fini par être reconnue, après bien des contorsions, par le « service d’information » du gouvernement.

On a d’abord appris que les troupes qui, la veille au soir, « contrôlaient totalement la ville » « continuaient », lundi, « à contrôler la majeure partie de la ville et procédaient à des regroupements ». Surtout, au détour d’un communiqué publié lundi soir, il est apparu que « quelques dizaines de véhicules blindés avaient été brûlés » au cours des opérations (les Tchétchènes parlent de 130 blindés détruits). Cependant, poursuit le service officiel, les pertes (non précisées) sont loin d’être aussi élevées que le prétendent les députés, et elles sont « mêmes inférieures à ce qu’on peut attendre dans ce type d’opération ».

Cette petite phrase a été lue et répétée lentement sur la chaîne « privée » NTV, tandis que sur l’écran apparaissaient des corps de soldats russes en morceaux, des scènes de désolation, une grand-mère russe, le regard vide, qui regagne sa cave pour se protéger des bombes. La conclusion n’a pas été tirée, mais elle sautait au visage : si l’on savait, en haut lieu, à quoi allait conduire « ce type d’opération », par quelle aberration a-t-on pu la lancer ?

Les choses étant ce qu’elles sont à Moscou, on a, une fois de plus, évité de montrer du doigt le président russe, et on s’en est pris à ses conseillers. Les trois députés qui revenaient de Moscou ont réclamé la « révocation immédiate » du général Gratchev, le ministre de la défense, et du représentant personnel de Boris Eltsine en Tchétchénie, Nikolaï Egorov. Ils ont aussi exigé une convocation de la Douma et de la Chambre haute. Mais le président de la Douma, Ivan Rybkine, s’est dépêché de s’abriter derrière son impuissance et celle de l’assemblée qu’il dirige. « Selon la Constitution, a-t-il déclaré, les questions ayant trait à la guerre et à la paix ne sont pas de la compétence de la Douma, mais de la Chambre haute ». Inutile donc de déranger les députés.

Quant à Vladimir Choumieiko, imposé en son temps par Boris Eltsine à la tête de la Chambre haute, qui, elle, est donc compétente, il garde le silence, comme la majeure partie de la classe politique, plongée dans cette léthargie de plusieurs jours qui accompagne en Russie les fêtes de Nouvel An. Ainsi, les journaux ne reparaîtront pas avant jeudi 5 janvier, élément qui a pu jouer un rôle dans la décision de lancer l’attaque. « Plus de morts qu’il ne faudrait »

Il faudra bien que quelqu’un paie, un jour, pour tout ce sang inutile, mais la victime n’est pas encore désignée. Boris Eltsine, dont la popularité en Russie s’entend est déjà au plus bas (15 % des Russes lui font confiance, autant « un peu confiance », et 65 % pas confiance du tout), en sera forcément éclaboussé, mais rien n’indique à ce stade que son pouvoir, ou du moins son siège de président, vacille.

En attendant, ceux qui veulent encore espérer que l’aventure tchétchène n’ira pas jusqu’à son terme logique, c’est-à-dire la destruction de la ville, une victoire à la Pyrrhus et une guérilla de vengeance dans le Caucase, ne peuvent sans doute que se tourner vers l’Occident. En fin de semaine dernière, la Communauté européenne avait fait une « démarche » mi-chèvre mi-chou, auprès du ministère russe des affaires étrangères, exprimant sa « préoccupation », tout en ajoutant que Moscou était dans son bon droit dans cette affaire interne. Depuis, à Washington, Anthony Lake, conseiller pour les affaires de sécurité, a expliqué que les opérations faisaient « plus de morts qu’il ne faudrait » alors qu’un peu plus tôt son président, Bill Clinton, espérait avant tout une solution « rapide ».

Lundi 2 janvier, Bonn et Paris ont successivement émis des suggestions, en y mettant toutes les formes. Edouard Balladur ne compte-t-il d’ailleurs pas sur une visite de Boris Eltsine à Paris avant l’élection présidentielle ?

Au train où vont les choses, les observateurs internationaux, s’ils finissent par arriver à Grozny, n’auront plus qu’à compter les morts, tandis que les gouvernements concernés apporteront discrètement quelques retouches à leur appréciation de la politique du Kremlin. Que peuvent-ils faire d’autre, au juste, puisque l’essentiel était clair depuis au moins un an ? Puisque, après avoir assisté sans broncher à l’assaut contre le Parlement de Moscou, ils avaient donné par avance, et à Washington plus clairement qu’ailleurs, leur bénédiction à l’assaut contre Grozny ?

JAN KRAUZE

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