Des danseuses nues chantant « Ça, c’est Paris ! » avec des plumes roses dans le derrière : tel est le clou des réveillons à la française, toutes chaînes confondues. Comme le rite du Père Noël et du sapin à boules, celui du sexe pailleté n’a d’autres raisons que de marché. Voici, au bout de votre lit, la bamboche la plus coûteuse qu’on ait trouvée, 2 600 francs par personne. Démocratique, non ? Et féministement correct : on ne signale plus les mensurations des danseuses et des « miss », le détail fait trop marché aux bestiaux ; on leur demande seulement leur salaire. En hypocrisie non plus, on n’arrête pas le progrès.
La fascination pour le gagneur et ses girls appelle désormais l’alibi délicieux de la compassion. La Saint-Sylvestre ne s’achève plus sans un détour chez ces pauvres SDF, devant qui le coeur de nos dirigeants se sert, une fois l’an. Finies les luttes de classes, ces soirs-là, c’est connu depuis les saturnales latines. Ainsi le tissu social, dernier-né des euphémismes cache-misère, se déchire-t-il sans qu’il y paraisse. M. Suard gagne deux cents fois le SMIC ; et cela n’est pas fini, le dynamisme économique est à ce prix. La dérive inégalitaire ne fait que commencer, au nom des droits de l’hérédité, de la responsabilité dans l’émulation. Comme le rappelle Jean-Claude Guillebaud (la Trahison des lumières, à paraître le 18 janvier, au Seuil), citant Alain Minc (la France de l’an 2000, Odile Jacob édit.), le chômage n’est pas un problème pour les décideurs, c’est une solution froidement admise depuis longtemps, la part du feu, un peu comme les mises en examen des PDG. Qu’à cela ne tienne : la France est reine du grand écart, depuis le french cancan, piouhh !
Pas de réussite sans risques. Il faut savoir passer entre les grains de la statistique. Voyez Isabelle Autissier et ses mâts qui cassent aux antipodes. La technique pare au pire. C’est affaire de moyens. Il suffit d’allumer sa balise de détresse. Une frégate prend la mer. Les caméras accourent et ronronnent. Le coût du sauvetage restera secret, tant pis pour les mesquins qui s’étonnent que le sort d’un naufragé imprudent semble peser tellement plus que celui d’un exclu en poids de spectacle, la mesure de toutes choses. Un spécialiste surgit à point nommé dans le coin de l’écran, en K-Way ou en blouse blanche. Plus de drames sans expert venant parler, avec une technicité propre à désarmer les curieux, de ridoirs babord, d’image mammographique, de manteau neigeux. Ouf ! l’honneur de la science est sauvé par le vocabulaire ; et que perdure le culot, mine de suspense, moteur du progrès !
Un fumeur décide qu’en 1995, juré craché, ce sera le sevrage tant de fois remis. Un quart d’heure passe… Et puis flûte ! craque-t-il. C’est en s’arrêtant qu’on déclenche les sales trucs au poumon, laisse-moi te l’allumer… Ouais !… La bouffée inhalée à fond, le peu de fumée qui ressort, les narines l’aspirent de nouveau. La tête tourne… La meilleure cigarette de la journée… Béatitude de la velléité enfuie. Les paquets de réserve et le briquet reprennent leur place à côté du verre. La mauvaise foi enfantine retrouve ses droits. Il faut bien mourir de quelque chose !, ose le maniaque.
L’idée de mort rehausse la fausse gaieté des music-halls. Avant les débauches de seins nus du 31 décembre, le chef de l’Etat a parlé de « là où il serait dans quelques mois ». L’allusion floue à un au-delà de la mandature suprême a instillé dans le discours politique, sous des airs de Bossuet, on ne sait quoi d’étrangement concret. Qu’est-ce que croire dans la force de l’esprit, avec ou sans e majuscule ? Bonne question et vrai débat, comme disent les interviewés, pour éviter de répondre. « De là-haut, elle nous protège ! », a risqué une mère, au sortir d’enterrer la mammie. « Peuh !, a objecté l’enfant ; où est Mammie, il n’y a pas d’endroit, je le sais, c’est là où j’étais, avant d’être dans ton ventre ! » On n’« habite » pas un vague projet de ses parents, sur un banc d’amoureux. On n’écoute pas les vivants, du haut d’un règne achevé. Les rappels, c’est bon pour le théâtre.
Une femme attend ses petits devant l’école. Soudain, une balle perdue l’atteint au front, et reste fichée sous le crâne. Un règlement de comptes de malfrats, en plein Paris, le mois dernier. La blessée est tirée d’affaire. Saura-t-elle jamais pourquoi cette trajectoire, injuste et miraculeuse à la fois ? La presse n’a rien dit. Pas assez de sang et de larmes. Il aurait fallu raconter l’insécurité, l’immigration, l’imprévisible. Cela manquait d’exploit technologique, de balise Argos, de bel inutile, d’experts pour gloser. Il aurait fallu quelque accoucheuse de secrets et de sanglots. La psychologie est tellement plus spectaculaire, avec son poids de fatalité, que l’idéologie et le hasard. Vieille compagne du tragique, la notion de destin revient très fort. Elle dispense de ce zèle pour intellectuels attardés : l’abstraction.
Strass allumant des croix sur l’écran, comme font les pleurs, supplices iniques qu’on se lasse d’élucider : l’actualité scintille et sautille à la façon des clips. Le passé se découpe en best of on disait autrefois « florilège », a précisé un présentateur, résolument moderne et préposé à l’exquis. Les imitations surclassent les incarnations en drôlerie, donc en véracité. La planète vit désormais sous vidéosurveillance (J.-Cl. Guillebaud, ibid.) ; à ceci près que, comme le dit Claude Smith dans la revue le Banquet (no 5), « on ne peut simplement plus croire dans le sérieux de la représentation».
Ici, 1995 ; à vous, les studios !
BERTRAND POIROT-DELPECH de L’ACADEMIE FRANCAISE