Les combats entre forces russes et indépendantistes tchétchènes se poursuivaient lundi 2 janvier dans la matinée à Grozny, notamment aux alentours du palais présidentiel. Ce dernier, au centre de la capitale, est pris en étau depuis dimanche 1e janvier par les troupes russes, qui sont entrées danns la ville samedi. Les correspondants de l’AFP sur place ont signalé, lundi matin, la reprise des bombardements. Les forces armées russes ont perdu « des centaines » d’hommes depuis leur entrée dans le centre de Grozny samedi, a affirmé un député réformateur russe qui a quitté dimanche la Tchétchénie. Une grande partie des 250 blindés envoyés à l’assaut de la capitale tchétchène a été détruite par les forces tchétchènes, a affirmé ce député de la Douma, Viktor Cheïniss. Ce dernier a aussi démenti les informations du ministère russe de la défense affirmant que les forces russes avaient pris le contrôle du centre de Grozny. Par ailleurs, le colonel Vladimir Jitarenko, envoyé spécial en Tchétchénie du quotidien de l’armée russe « Krasnaïa Zvezda » a été tué dans la nuit de samedi à dimanche, a annoncé, lundi, l’agence ITAR-TASS.

Boris Elstine a donc choisi la veille et le jour du Nouvel An pour décider ce qu’un commentateur russe a appelé la « culmination sanglante » de l’opération de reconquête de la Tchétchénie. En « cette plus belle fête de l’année », comme l’ont répété à satiété les présentateurs de la télévision, tandis que responsables politiques et vedettes du show-business portaient, verre en main, des voeux de « paix » voire « d’amitié entre les peuples », des centaines de chars se sont lancés à l’assaut de Grozny, après une intense préparation d’artillerie et de nouveaux bombardements aériens.

Les combattants tchétchènes ont gâché la fête, opposant une résistance désespérée, mais efficace : les rares images, les bribes d’informations fiables venues de la ville même ne permettent pas de dresser le moindre bilan. Pourtant, les tanks détruits, les corps de soldats russes en bouillie sur un trottoir, le fait qu’au terme de quarante heures de combats de rues, les Tchétchènes tenaient toujours le palais présidentiel et continuaient à acheminer des renforts, tout cela montre qu’à nouveau les responsables russes ont présumé de leurs forces, à moins qu’ils n’aient décidé que cette fois il fallait en finir et que le nombre des morts, y compris russes, n’avait, à ce stade, plus d’importance. « Les chars russes tirent sur tout ce qui entrave leur progression. Il y a des centaines de victimes de part et d’autre, et il est impossible de compter les pertes dans la population civile. Si la ville est prise, le nombre des victimes se comptera par milliers » : voilà ce qu’annonce, depuis un bunker où avec d’autres députés russes il s’abrite des bombes tout aussi russes, Sergueï Kovalev, l’homme qui a décidé de jouer sérieusement le rôle, au départ purement décoratif, que Boris Eltsine lui avait naguère confié, celui de président de la commission présidentielle des droits de l’homme. « Mines radio-commandées »

Rien de cela, bien entendu, ne transparaît dans les bulletins d’information officiels, où il est dit que « les forces du ministère de l’intérieur et de l’armée poursuivent leur tache de rétablissement de l’ordre constitutionnel », et que, dimanche soir, les « troupes fédérales contrôlaient complètement la situation ». Les seules victimes mentionnées sont celles des « bandes armées » du général Doudaev qui sont coupables « d’actions criminelles sans précédent depuis la seconde guerre mondiale », à savoir l’utilisation « d’armes chimiques », des jerrycans remplis de chlore qu’ils font exploser, en même temps que des « mines radio-commandées au passage des unités des troupes fédérales ».

Le général Doudaev lui-même, comme l’indiquent les services du contre-espionnage militaire, est « réfugié dans un bunker de la banlieue sud », et, pour faire face à la pénurie de munitions, il a donné l’ordre de « confisquer celles de la population civile, et de fusiller ceux qui s’y opposeraient ». Encore le bon peuple a-t-il dû attendre près de trente-six heures après le début de l’assaut pour obtenir ce genre « d’informations », les chaînes officielles ayant été quasiment muettes sur le sujet de samedi matin à dimanche soir, signe évident que les choses, sur le terrain, allaient mal.

Au bulletin de 22 heures de la première chaîne russe, dimanche soir, il a d’ailleurs fallu attendre sept minutes consacrées au père Noël et une longue séquence répertoriant tout ce que l’année 1994 avait apporté d’événements positifs pour la Russie, pour avoir droit à un « reportage » indécent sur la Tchétchénie, où il était question des terribles souffrances endurées par les Russes et de l’aide alimentaire massive que l’on s’apprêtait à y acheminer. C’est seulement ensuite que fut brièvement évoquée la situation sur le terrain, bien entendu sous la forme exclusive des communiqués du « service d’information du gouvernement russe ».

Le service en question déploie tant de zèle que le ministre de la défense, le général Gratchev s’est, lui-même, cru obligé de démentir, dimanche soir, les communiqués par trop « optimistes » diffusés plus tôt dans la journée. Le « service » avait en effet diffusé dans la journée un texte affirmant que les troupes russes avaient « pris le contrôle du prétendu palais présidentiel » de Grozny, et laissant entendre que, d’une manière générale, l’affaire était dans le sac. Quelques heures plus tard, le ministre de la défense précisa donc que seuls les « abords » du palais étaient contrôlés par l’armée russe (une affirmation elle-même contestée par des combattants tchétchènes cités par l’AFP), et que l’opération de « nettoyage » de la ville prendrait encore « cinq à six jours ».

Dans le souci de préserver une ombre de crédibilité, le « service d’information du gouvernement » a ensuite entrepris de discréditer la concurrence, à savoir les agences de presse et les radios internationales qui faisaient état de la très forte résistance opposée sur place à l’avancée des chars russes. « Il n’y a pas de correspondants étrangers à Grozny, les derniers sont partis samedi soir », a annoncé le porte-parole en chef, citant « les services de renseignement de l’armée ». Ce qui n’est ni vrai, ni tout à fait faux : l’Agence France-Presse, dernière agence sur place, a été contrainte de replier ses correspondants à une douzaine de kilomètres du centre, dont les journalistes s’approchent cependant quand les circonstances le permettent, recueillant les témoignages de combattants. Mais il devient, de fait, de plus en difficile de contester, en connaissance de cause, une vérité officielle dont on sait d’expérience qu’elle a été jusqu’à présent complètement truquée.

Atmosphère nauséeuse

Le comportement de certains organes d’information russes, naguère « indépendants », a contribué à rendre encore un peu plus nauséeuse l’atmosphère de ces journées « de fête ». L’agence Interfax, si précieuse au moment du « coup » d’août 1991, et devenue depuis une entreprise fort prospère, est allée au terme d’une évolution sensible depuis plus d’un an, et a touché le fond : l’unique information huit lignes qu’elle ait diffusée samedi, journée de combats acharnés, était une mise au point officielle indiquant froidement qu’aucun assaut n’avait été lancé contre la ville.

La radio privée Echo de Moscou, autre vieux compagnon des mauvais jours, a pris le même parti, celui d’accepter, sans la moindre réserve, l’information officielle, et rien d’autre.

La surprise, et l’exception, est donc venue de la chaîne privée NTV, qui a « osé » dimanche soir une présentation des faits non seulement indépendante, mais féroce. L’assaut y fut présenté comme un pataugeage sanglant, un nouvel échec des généraux russes, « qui ont cru bon de lancer l’attaque pour célébrer les fêtes de fin d’année, mais se sont retrouvés face à des musulmans qui, eux, ne boivent pas, y compris le 1e de l’an ».

Le présentateur n’a pas poussé l’audace jusqu’à la témérité, qui aurait été de désigner le principal responsable, Boris Eltsine. C’est le ministre de la défense, Pavel Gratchev, qui a été présenté comme le responsable de tout ce gâchis. Et, par contraste, on a vu ses principaux rivaux, hostiles à la guerre, comme le général Gromov, qui est allé rendre ostensiblement visite, ces derniers jours, aux soldats russes blessés, et le général Lebed, qui, de sa voix caverneuse, a expliqué qu’aucun Russe et aucun soldat ne pouvait comprendre qu’on rétablisse « l’ordre constitutionnel » à coups de bombes et d’obus.

Pour couronner le tout, la chaîne a désigné Sergueï Kovalev comme son « homme de l’année ». Silhouette frêle, voix douce, l’ancien prisonnier politique, qui a si longtemps voulu croire à Boris Eltsine et qui s’était tu pendant l’assaut contre le Parlement de Moscou, est présenté aujourd’hui comme le successeur d’Andreï Sakharov, la conscience et l’honneur de la Russie. Une heure plus tard, sur la chaîne officielle, une « vedette » présente des voeux d’un autre genre : « Que la Russie soit forte et respectée, que plus jamais nous ne baissions la tête. » Et l’on annonce qu’à Grozny, l’armée a installé des cuisines de campagne qui distribuent « de la nourriture chaude » à la population.

JAN KRAUZE

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