QUAND le Kremlin aura réussi à réduire la dissidence tchétchène, il n’en aura pas fini pour autant avec les forces centrifuges qui menacent l’intégrité de la Russie depuis le démantèlement de l’URSS. Au contraire, la décomposition de la fédération russe ne fait sans doute que commencer. En employant la manière forte à Grozny, en étant peu regardant sur les moyens mis en oeuvre pour écraser les combattants tchétchènes et effrayer les populations civiles, Boris Eltsine et ses conseillers du moment donnent peut-être à réfléchir aux potentats locaux qui seraient tentés d’imiter le général Doudaev. Mais c’est une politique à courte vue qui ne répond pas aux défis posés par la décolonisation d’un vaste empire créé par les tsars, soudé pendant soixante-dix ans par l’idéologie marxiste-léniniste et l’appareil de répression soviétique.

POUR fortifier son propre pouvoir et se débarrasser de son rival Mikhaïl Gorbatchev, Boris Eltsine avait dû en 1991 sacrifier l’URSS. Il promit alors aux républiques périphériques de la Russie autant d’indépendance qu’elles pouvaient en supporter. Il ne sut pas, toutefois, organiser de nouvelles relations au sein d’une Fédération russe aux contours imprécis, plus réduite que la Russie pré-révolutionnaire et déséquilibrée, par rapport à elle, par la perte de régions slaves.

La Russie d’aujourd’hui est une création artificielle qui a hérité de l’Union soviétique une organisation complexe, comprenant une centaine de peuples, répartis dans plus de quatre-vingts « sujets » (républiques, régions autonomes, villes, etc.). Les Russes y sont souvent en minorité, tandis que 25 millions des leurs vivent en dehors de la Fédération. Largement fictives au temps du communisme, ces unités sont trop faibles pour constituer l’embryon d’une structure administrative moderne. Mais elles sont paradoxalement assez puissantes, en l’absence d’un Etat central fort, pour constituer la base d’un pouvoir régional.

MALGRÉ ses spécificités caucasiennes, la Tchétchénie n’est un cas particulier ni par son importance économique (les gisements de matières premières sont très souvent dans les régions périphériques), ni par sa signification stratégique aux marches de la Russie (la Sibérie est, elle, exposée aux convoitises asiatiques…). Or, de Vladivostock à Saint-Pétersbourg, de la Yakoutie au Tatarstan, les dirigeants locaux ont compris qu’ils n’avaient rien à attendre de Moscou.

Assis sur les ressources naturelles ou intellectuelles de leurs régions, ils mènent leurs affaires à leur guise ; les plus réformistes font des réformes, les plus conservateurs gèrent avec les méthodes du bon vieux temps, mais tous sont réticents à partager les bénéfices de leur travail, en payant des impôts à l’Etat central.

Aucun pouvoir russe ne peut certes tolérer longtemps une situation qui porte en germe l’éclatement de la Fédération. Mais les dirigeants post-soviétiques, et en particulier Boris Eltsine, semblent incapables de trouver d’autre ciment à ce conglomérat que la force armée, comme si, entre le morcellement et l’impérialisme, la Russie n’avait pas de troisième choix.

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