Aucune réponse n’est venue de Moscou après l’appel à une « trêve du nouvel an », lancée, vendredi 30 décembre, par le général Djokhar Doudaev dans un message personnel à Boris Eltsine. Le président tchétchène a demandé qu’un cessez-le-feu entre en vigueur samedi 31 décembre à 20 heures (heure locale), pour « mettre un terme à l’effusion de sang ». Il souhaite que la cessation des hostilités s’accompagne d’un début de retrait des troupes de la ligne de front, et ajoute que l’acceptation de cette proposition « créerait les conditions d’un règlement des questions les plus difficiles ».
Mais, au Kremlin, le ton est toujours celui de la guerre. « Il n’y pas de voie pacifique pour un désarmement [des formations tchétchènes], ce serait irréaliste », a déclaré, vendredi, le chef de l’administration présidentielle, Sergueï Filatov. Et le ministre des affaires étrangères, Andreï Kozyrev, tout en poussant quelques soupirs sur la « tragédie » en cours, a répété qu’il n’y avait pas d’autre voie que la force.
Il y aura tout de même une « trêve » de nouvel an, ne serait-ce que pour les ministres de la défense et de l’intérieur, les généraux Gratchev et Erine, qui sont rentrés à Moscou à la veille des fêtes de fin d’année, pendant que les quelques dizaines de milliers d’hommes qu’ils commandent continuent à battre la semelle autour de Grozny.
Dans la capitale tchétchène, la population se terre dans les caves pour se protéger des bombardements de l’artillerie et de l’aviation russes, qui ont repris samedi.
La veille au soir, avant de participer au traditionnel « banquet » du Kremlin, le président Boris Eltsine a enregistré son message de voeux de Nouvel An. Il a également adressé un message spécial aux soldats, les assurant que « tout le monde pense à eux » et que chaque Russe lèvera son verre à leur santé ce soir-là. Pas plus que dans son discours du 27 décembre, il n’a eu un mot pour la population de Grozny, les victimes civiles et les quelque cent mille réfugiés, sinon pour affirmer sa certitude que « le peuple de Tchétchénie appréciera ce que font [les soldats russes] pour la défense de notre patrie, la Russie unique et indivisible ».
Sur le terrain, en dépit de l’extraordinaire disproportion des forces, les unités russes semblent toujours incapables de progresser, à moins qu’elles n’appliquent la tactique énoncée il y a dix jours par le général Gratchev, et qui consiste notamment à « démoraliser la population » et à « détruire les systèmes vitaux de la ville », avant de recourir à la dernière extrémité que serait un assaut, vers la mi-janvier. Le ministère de la défense a, bien entendu, démenti ces propos, tirés d’un rapport présenté au conseil national de sécurité et publié par le quotidien Niezavissimaia Gazeta (le Monde du 30 décembre). Une action en justice a été intentée contre le journal, mais son directeur se dit absolument certain de l’authenticité du rapport.
Selon les correspondants de l’AFP sur place, une poignée de défenseurs tchétchènes continuent à tenir la colline Karpinski, que les Russes massés en contrebas auraient selon eux « peur » d’attaquer, se contentant de multiplier les raids d’aviation. Les avions russes s’acharnent aussi sur le village de Prigorodny, au sud-est de la capitale, où de nombreuses maisons ont été détruites, mais où l’antenne radio, apparemment visée, reste intacte. Les officiels russes s’étaient pourtant vantés de recourir désormais à des bombes guidées au laser, « qui excluent pratiquement toute victime civile ».
Le recours à l’astrologie
Dans le même esprit, Boris Eltsine a constitué une nouvelle « commission chargée de veiller au respect des droits constitutionnels et des libertés pendant le processus de rétablissement de la légalité » en Tchétchénie. Mais il a choisi pour responsable de cette commission un député communiste de la Douma, Valentin Kovalev, partisan déclaré de la guerre, qui exerce ses activités de « surveillance » depuis Moscou. Du coup, son homonyme, Sergueï Kovalev, nommé naguère par Boris Eltsine à la tête de la commission « présidentielle » des droits de l’homme, mais qui, lui, est resté volontairement à Grozny et dénonce sans relâche le choix de la violence, est rétrogradé au rang de « vice-président » de la nouvelle commission…
A Moscou, d’autres « démocrates » jadis partisans déclarés de Boris Eltsine, continuent de s’alarmer de l’attitude belliqueuse de leur ancien héros et du visage de plus en plus autoritaire pris par le régime. Plusieurs membres du Conseil présidentiel, constitué de personnalités nommées par M. Eltsine, ont réclamé une réunion de cet organisme dans l’espoir que le président voudrait bien entendre leur avis, mais ils se sont heurtés à une fin de non-recevoir.
La télévision russe, de son côté, persiste à attiser l’hostilité de l’opinion à l’égard des Tché- tchènes, accusés en permanence de velleités terroristes à Moscou, velleités qui tardent pourtant à se réaliser. Elle a fait grand cas, vendredi soir, d’une information selon laquelle les « bandes armées tchétchènes » auraient miné, avec la collaboration de « spécialistes étrangers, en particulier turcs », les approches de Grozny. L’incendie d’un important dépôt de pétrole, situé à proximité de réservoirs contenant environ vingt tonnes d’ammoniaque, est également attribué aux Tchétchènes eux-mêmes, alors que le général Doudaev a demandé une aide internationale pour éteindre le sinistre causé, selon lui, par les bombardements russes.
Mais, en cette veille de Nouvel An, la télévision russe a consacré l’essentiel de son dernier bulletin d’informations aux prédictions d’un astrologue, d’autant plus crédible qu’il aurait « vu juste » l’an dernier… 1995 verra donc « un changement de l’équipe présidentielle », même si « on peut avoir l’espoir que le président lui-même sortira vainqueur de l’épreuve ». Et puis, autre bonne nouvelle, le monde sera témoin en avril du « réveil de l’ours russe ».
JAN KRAUZE