Depuis le début de la guerre non déclarée en Tchétchénie, un autre conflit invisible et feutré se déroule à Moscou. Il oppose les démocrates, les associations de droits de l’homme, la presse, dont une bonne partie a basculé dans le « camp de la paix », aux autorités. Si la censure n’est pas officiellement en vigueur, les médias d’Etat les seuls qui soient reçus dans tout le pays sont maintenant obligés de diffuser les informations officielles et lénifiantes sur la guerre. Les moyens d’informations privés et les journalistes sont soumis à des pressions. Le vice-premier ministre, Oleg Soskovets, a menacé de supprimer la licence de la chaîne de télévision NTV détenue par le groupe financier MOST.
Sur le terrain, les journalistes sont parfois empêchés de travailler par les forces russes, quand ils ne se font pas tirer dessus. Pour des « raisons de sécurité», le ministère des affaires étrangères « invite » régulièrement les reporters étrangers à quitter Grozny. De plus, le Parlement a été privé par Boris Etsine du droit de regard sur le déclenchement « des opérations de police » et l’appel des députés à la cessation des hostilités a été négligé. « L’ordre constitutionnel » doit régner en Tchétchénie mais apparemment pas à Moscou, où d’ailleurs la Cour constitutionnelle ne fonctionne toujours pas. « Etat policier » : ces mots courent chez tous les démocrates à Moscou, où des blindés ont été déployés pour contrôler les accès de la ville, sous prétexte de prévenir des attentats tchétchènes. Les arrestations de Caucasiens vont bon train. Elena Bonner, la veuve du Prix Nobel de la paix Andreï Sakharov, a démissionné, jeudi, de la commission présidentielle pour les droits de l’homme, dénonçant la guerre en Tchétchénie comme un retour au totalitarisme. Une autre vedette libérale, l’ex-premier ministre Egor Gaïdar, a estimé que le président Eltsine avait fait « une erreur fatale » en refusant de négocier.
Le délégué aux droits de l’homme du gouvernement, Sergueï Kovalev, resté sous les bombes à Grozny, dénonce la politique russe et clame dans le vide que les Tchétchènes sont prêts à négocier. « Avant on nous traitait d’agents de l’impérialisme, maintenant nous sommes des agents tchétchènes », commente Alexandre Sokolov devant le tribunal. Boris Eltsine a accusé les médias d’avoir été « achetés » par Grozny et le FSK (ex-KGB) a précisé que des enquêtes judiciaires « étaient en cours ». Dans l’hebdomadaire les Nouvelles de Moscou, Vladimir Lyssenko, député démocrate à la Douma, estime que « le parti de la guerre veut utiliser le conflit tchétchène pour s’occuper des opposants politiques ». « Le calcul est simple, affirme-t-il. L’état d’urgence dans le Caucase va mener à des tensions ailleurs et sûrement à des actes de terrorisme. Ce qui sera le prétexte pour introduire l’état d’urgence dans le pays, interdire l’opposition, liquider la presse libre et établir un régime autoritaire.»
Grigori Iavlinski, chef de la fraction parlementaire Iabloko, libérale et démocrate, est encore plus sévère : « Le « mardi noir » du rouble a démontré l’inanité des réformes économiques ; [le sommet de la CSCE à] Budapest a démontré l’inanité de la politique étrangère et la Tchétchénie l’incapacité à résoudre les questions intérieures. » Si « le pays est engagé dans la guerre, les forces nationales-patriotiques deviendront la base naturelle du régime », estime-t-il.
A part le « libéral » Boris Fiodorov qui commence à s’inquiéter des retombées financières des opérations, il n’y a guère que les partis d’extrême droite, celui de Vladimir Jirinovski en tête, pour « soutenir totalement » la guerre et Boris Eltsine. Même si, pour l’instant, beaucoup se refusent à croire qu’un « Etat policier » puisse s’installer en Russie, le conflit tchétchène laissera des traces. Certains analystes pensent que les changements dans le paysage politique ne sont pas la conséquence de la guerre mais sa cause. Flottant dans le vide politique après l’échec relatif des démocrates aux élections de décembre 1993 et ses inutiles concessions aux « conservateurs », Boris Eltsine aurait choisi de se laisser porter par la vague nationaliste.
JEAN-BAPTISTE NAUDET