Au cours de son intervention télévisée, le mardi 27 décembre, il a envoyé deux messages. D’abord, l’ordre doit être rétabli dans le Caucase, et Moscou ne tolérera pas que des républiques quittent la Fédération ; pour tenir compte de la grogne de l’armée et donner un semblant de vraisemblance à la thèse selon laquelle la crise thétchène est une affaire intérieure, les troupes régulières seront remplacées par des forces du ministère de l’intérieur, qui ne sont ni moins féroces ni moins bien équipées. Ensuite, des pourparlers pourront commencer avec des interlocuteurs « raisonnables » que le gouvernement russe aura lui-même choisis. Contrairement aux officiers qui se sont battus en Afghanistan, le président russe et les conseillers qu’il écoute en ce moment n’ont visiblement rien appris.
EN intervenant avec plus de 40 000 hommes en Tchétchénie, Boris Eltsine poursuivait au moins trois objectifs : proclamer l’unité de la Fédération russe, restaurer une popularité défaillante et montrer à l’étranger qu’il ne s’en laisserait pas conter. Il est en passe de les manquer tous les trois. Comme en témoigne l’histoire tourmentée des rapports entre le pouvoir central et les petits peuples du Caucase depuis le XVIIIe siècle, les montagnards tchétchènes sont parmi les plus rétifs au joug moscovite. Au lieu d’affirmer son emprise, le Kremlin risque de prouver son incapacité à contrôler autrement que par l’emploi permanent de la force l’immense territoire hérité de l’URSS.
LE président russe a beau reprendre les lieux communs qui ne sont pas tous faux sur les bandits tchétchènes, les mafieux et autres trafiquants d’armes ou de drogue, l’intervention reste profondément impopulaire. L’opinion redoute un nouvel enlisement et s’inquiète du coût de ce déploiement de forces pour une économie chétive ; les nationalistes ne savent aucun gré à Boris Eltsine d’avoir entonné leurs refrains ; les démocrates se détournent de lui et craignent pour les réformes ; une partie de l’armée répugne à se lancer dans une aventure hasardeuse. Le président russe se retrouve encore plus seul, coupé des réalités du pays, donnant l’impression d’un pouvoir concentré entre les mains de quelques courtisans.
Sur le « front » extérieur, malgré l’indulgence des Occidentaux, les dégâts ne sont pas moins importants. Le Kremlin aurait voulu accréditer l’idée que les craintes traditionnelles des voisins de la Russie n’étaient pas exagérées qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Il justifie ainsi ce qu’il voulait justement prévenir, c’est-à-dire une extension des institutions occidentales de sécurité vers l’Est. Sur la voie d’une Russie démocratique, l’intervention en Tchétchénie représente une immense régression.