Boris Eltsine n’a pas changé d’avis : “La loi et l’ordre seront rétablis en Tchétchénie”; “Grozny doit être libérée des éléments criminels [les indépendantistes tchétchènes, selon la terminologie officielle] le plus vite possible.” C’est-à-dire “dans les dix jours” a ensuite précisé un des “négociateurs” récemment “confirmés”, le vice-premier ministre russe, Sergueï Chakhraï qui avait déjà promis à Grozny “le destin de Carthage” (le Monde du 28 décembre). Face à la rébellion rampante dans son armée et aux “inquiétudes” occidentales, Boris Eltsine a cependant été contraint de faire un petit pas en arrière, en promettant la fin des bombardements aériens aveugles contre les civils, et un grand pas en avant, en endossant la responsabilité des dégâts. Les forces russes en Tchétchénie, a-t-il souligné, se trouvent “sous la protection personnelle du président”.
La veille, Boris Eltsine avait jugé qu’il “était possible” de ne plus engager une armée mécontente dans les combats et de confier la tâche de “rétablir l’ordre” aux seules troupes spéciales du ministère de l’intérieur. Peut-être parce qu’une victoire rapide sans le soutien des forces armées est quasiment impossible, Boris Eltsine n’est pas revenu sur ce sujet dans son allocution télévisée, se contentant d’appeler tout le monde “à faire son devoir patriotique”. Les raids de l’armée de l’air russe se sont d’ailleurs poursuivis, mardi, sur les lignes de front proches de la capitale tchétchène qui a également été bombardée, de nouveau, mercredi matin. Un responsable du ministère russe de la défense, cité mardi par l’agence Interfax, a expliqué que les avions russes utiliseraient désormais des missiles guidés par laser, ce qui évite “pratiquement” les pertes civiles, et non plus des bombes de plusieurs centaines de kilos, lâchées jusqu’alors sur les zones habitées.
Seule la capitulation est négociable
Longtemps attendu, ce discours guerrier devait, en fait, être consacré à la présentation d’un “plan détaillé”, “d’avancées politiques” pour une solution négociée du conflit, selon les conseillers du président. Boris Eltsine n’en a quasiment pas soufflé mot. Car il lui faut encore “trouver les moyens politiques pour résoudre la crise tchétchène”, trois ans après la déclaration de l’indépendance de cette petite république du sud de la Fédération de Russie. Or le président russe a écarté l’hypothèse d’un règlement pacifique car “vous voyez vous-mêmes que la direction actuelle en Tchétchénie [qu’il a jugée “illégale” et “criminelle”] poursuit d’autres objectifs”, non précisés. Certes, les trois négociateurs du président, tous des “durs”, “sont prêts à négocier avec les responsables des formations armées illégales” mais “le sujet de ces négociations est le dépôt des armes”, c’est-à-dire la reddition des indépendantistes.
Le président russe s’est employé à rassurer ses forces engagées dans cette opération peu glorieuse et “maltraitées par les médias”, s’adressant “particulièrement” à elles. Il a longuement justifié une intervention destinée, selon lui, “à aider le peuple tchétchène”. Ses arguments n’ont pas varié : “La République tchétchène est partie intégrante de la Fédération de Russie. Aucun territoire n’a le droit de quitter la Russie.” En Tchétchénie, les forces russes protègent donc “l’intégrité de la Russie”. Mais plus que des arguments juridiques, Boris Eltsine a joué de la peur. La Tchétchénie, a-t-il dit, est le “principal repère de toutes les forces extrémistes et nationalistes”, “une source de grand danger criminel”, bref “la principale menace interne à la sécurité de notre Etat”. Ce “banditisme peut faire des victimes parmi vos parents”, a-t-il dit aux soldats russes. Le président a passé beaucoup de temps à dresser un tableau apocalyptique de la petite république musulmane du Caucase, source du trafic “d’armes, de drogue, de fausse monnaie” qui, à l’en croire, aurait presque ruiné l’Etat russe. “La Russie n’est pas un ennemi des musulmans”, a-t-il toutefois tenu à préciser.
Balayant les critiques des démocrates et autres défenseurs des droits de l’homme, qui ont des “ambitions politiques”, Boris Eltsine a enfin promis que “des mesures seront prises pour éviter tout retard” dans le “règlement” de ce “problème difficile”. D’autant plus difficile que, depuis le début, les opérations militaires ne semblent pas se dérouler comme Moscou l’avait envisagé, même si la résistance des Tchétchènes, qui n’ont pas utilisé, comme voudrait le faire croire le Kremlin, tous les moyens à leur disposition (notamment le terrorisme), était prévisible et ne paraît pas devoir faiblir. En réduisant la volonté indépendantiste à une question “criminelle” à régler par la force, Boris Eltsine s’expose sans doute à de nouveaux déboires. Alexandre Routskoï, partisan de la force en Tchétchénie (et ailleurs) quand il était vice-président de la Fédération de Russie, a jugé mardi que le conflit “durerait au moins cinq ans” et “l’esprit de revanche” des Tchétchènes (qui s’enracine dans plusieurs siècles d’invasions et de déportations) “quinze ans”. Emil Païne, un des conseillers de Boris Eltsine, qui avait renoncé à démissionner car il estimait qu’il y avait encore l’espoir de la solution politique, avait déclaré, lundi, que “des groupes armés se forment spontanément” dans les montagnes voisines de Grozny, là où les Tchétchènes ont toujours résisté aux Russes. “La guérilla va inévitablement commencer, a-t-il estimé, la question est de savoir combien de temps elle va durer.”
NAUDET JEAN BAPTISTE
Le Monde
jeudi 29 décembre 1994, p. 36