Tapant de la main sur la table en martelant ses mots, Boris Eltsine est réapparu en public, lundi 26 décembre, après quinze jours de « convalescence », lors d’une réunion du conseil de sécurité au Kremlin.
Son intention était claire : montrer qu’il maîtrisait la situation et calmer le jeu, sinon en Tchétchénie, du moins au sein du pouvoir russe. Symboliquement, c’est à la veille du quinzième anniversaire de l’invasion de l’Afghanistan (le 27 décembre 1979), une guerre qui a traumatisé l’armée russe, que le président Eltsine a décidé de ne plus confier aux militaires, plus que réticents, les « opérations » en Tchétchénie. L’armée, a-t-il dit, ne sera « plus engagée dans les hostilités ». Il a précisé que celle-ci, qui « n’a pas mal travaillé », resterait stationnée dans « notre République » de Tchétchénie, comme elle l’est « partout en Russie ». Pour faire bonne figure et ne pas avoir l’air de céder à la rebellion larvée de l’armée, Boris Eltsine a donc décidé qu’il s’agissait de la fin d’une « première étape ». Dans le même temps, un oukaze présidentiel est en préparation « pour réduire les structures » du ministère de la défense, en supprimant, notamment, le poste de vice-ministre détenu par le général Boris Gromov, un ancien d’Afghanistan, qui s’était violemment élevé contre l’intervention militaire.
Le président russe n’a pas, pour autant, renoncé à son but : restaurer le pouvoir de Moscou dans la petite République indépendantiste du sud de la Fédération de Russie, par la force s’il le faut. « Ce sera à la police de restaurer l’ordre public », a précisé M. Eltsine, alors que les forces spéciales du ministère de l’intérieur et de l’ex-KGB sont déjà les plus actives dans les combats, beaucoup de militaires refusant de facto de se battre. Les troupes spéciales de police russes ont d’ailleurs intensifié, lundi, leurs offensives, avec les habituelles « difficultés », reconnues par Boris Eltsine, sans réussir à encercler Grozny, ni même à beaucoup progresser à Argoun, dont la prise est indispensable pour contrôler les routes d’accès à la capitale. Par contre, les bombardements sur Grozny (vertement critiqués car ils tuaient plus de civils que de militaires et presque plus de Russes résidants à Grozny que de Tchétchènes) sont suspendus depuis dimanche. « Le destin de Carthage »
Après une semaine de raids aériens aveugles, le président russe s’est déclaré lundi « résolu à éviter la mort de civils pacifiques ». Au ministère de la défense, on assurait ne pas prévoir la reprise du pilonnage aérien de Grozny.
Boris Eltsine, pour calmer l’opinion, tant nationale qu’internationale, ainsi que son armée (même l’église orthodoxe russe commençait à s’inquiéter des « méthodes » employées), tente d’arrêter la « guerre sale », souvent qualifiée de « barbare » même en Russie, en retirant les militaires de cette « opération de simple police », en arrêtant les bombardements aériens. Dans le cadre de la « seconde étape » de l’intervention russe prévue par le président, le gouvernement russe a aussi annoncé, lundi, la formation d’un gouvernement de « renaissance nationale » regroupant « l’opposition démocratique » tchétchène. Son « premier ministre », Salambek Khadjiev, Tchétchène et ex-ministre du pétrole de l’URSS, a aussitôt précisé que ce gouvernement existait, en fait, depuis la fin octobre.
Boris Eltsine n’a changé ni d’objectif ni de vocabulaire : les indépendantistes tchétchènes demeurent des « bandits », aidés par des « mercenaires et des tueurs professionnels », venus notamment « des pays Baltes et d’Azerbaïdjan» ; la Tchétchénie est « une République de la Fédération de Russie et on ne doit pas l’oublier ». L’un des participants à la réunion « cruciale » du conseil de sécurité, le vice-premier ministre russe, Sergueï Chakhraï, a expliqué à la télévision que les « autorités de Grozny », réalisant « l’absurdité de la résistance », devaient déposer les armes. Sinon, il serait « possible que l’on décide de poursuivre l’utilisation de la force pour liquider le régime de Doudaev », le président indépendantiste tchétchène, invité à partir dans un « pays chaud ». M. Chakhraï, maniant les hyperboles historiques, n’a d’ailleurs pas hésité à comparer le sort de Grozny au « destin de Carthage », cette ville d’Afrique du Nord rasée par les conquérants de Rome. Un autre vice-premier ministre, Nikolaï Egorov, un « dur » confirmé, lundi, dans ses fonctions de « négociateur » aux côtés du chef de l’ex-KGB et du commandant local des opérations militaires, a été encore plus clair. Tout « retard » dans la prise de Grozny « pourrait être interprété en Russie et à l’étranger comme une signe de faiblesse du pouvoir » russe, a-t-il répété.
Soufflant le chaud et le froid, le conseil de sécurité a aussi décidé de faire des « avancées politiques pour obtenir un cessez-le-feu, le dépôt volontaire des armes et la dissolution des groupes armées » en Tchétchénie. Ce plan de règlement politique doit être présenté « en détail », mardi 27 décembre, par Boris Eltsine lors de sa première intervention télévisée depuis l’entrée des troupes russes en Tchétchénie, le 11 décembre. En attendant, le chef de la délégation des parlementaires russes, qui devaient entamer, lundi, des pourparlers avec Grozny, a déclaré avoir reçu de l’exécutif « le conseil, pour parler gentiment, de ne pas participer à des discussions ».
JEAN-BAPTISTE NAUDET