Si l’opération de « simple police » pour rétablir l’autorité de Moscou dans la République sécessionniste de Tchétchénie était destinée à restaurer le prestige terni du président russe Boris Eltsine, elle semble pour l’instant produire l’effet inverse. L’armée se divise, la population russe est hostile à cette intervention, les démocrates répudient leur ex-leader (et sont menacés de poursuites judiciaires), l’Occident commence à « s’inquiéter ».
Un député du Choix de la Russie a même demandé la démission du premier président démocratiquement élu. Un journaliste, proche de l’état-major, affirme : « si la pression sur l’armée s’accroît encore, nous aurons une rébellion militaire en plus d’un mouvement sécessionniste ».
Près de deux semaines après l’entrée des chars russes dans la petite république indépendantiste musulmane du sud de la Fédération de Russie, les dégâts politiques semblent déjà beaucoup plus considérables que les « victoires » militaires russes, qui ne se mesurent que par les victimes dans la population civile en Tchétchénie. L’armée compense par des bombardements aériens intensifs, aux effets politiques désastreux, les hésitations de son immense armada de chars face à des poignées de combattants sous-armés mais totalement déterminés.
Muet depuis le début de la crise, toujours « en convalescence » après une bénigne opération du nez, Boris Eltsine devait « probablement » s’adresser « au peuple », samedi 24 décembre, « en tant qu’homme politique et non comme commandant en chef » pour proposer « un plan de règlement » de la crise, a annoncé vendredi un des membres de l’administration présidentielle, Léonid Smirniaguine. Soulignant que Boris Eltsine « n’a pas encore trouvé le texte arrangeant tout le monde, notamment lui-même », M. Smirniaguine a rappelé que le « désarmement des formations armées illégales » restait un préalable. Ce « préalable » signifie la poursuite des opérations militaires. M. Smirniaguine, chargé de la propagande, a « personnellement » jugé nécessaire « d’ordonner immédiatement l’arrêt des bombardements insensés et chaotiques de Grozny », ce qui révèle soit son hypocrisie, soit son peu d’influence.
Depuis le début de la crise, Boris Eltsine est resté presque invisible, s’il n’y avait eu quelques étranges images sans parole diffusées mardi par la télévision, sans doute pour faire taire les rumeurs de sa mise à l’écart ou de son incapacité physique. Mais à la télévision, le président russe sans voix n’est pas apparu au mieux de sa forme, ce qui n’a fait que relancer les spéculations. Puisque M. Eltsine refuse de se présenter devant les députés, le président de la Douma a annoncé vendredi que les séances étaient suspendues jusqu’au 11 janvier, date à laquelle Boris Eltsine doit prononcer devant les deux chambres du Parlement réunies son discours annuel. C’est-à-dire dans plus de deux semaines.
La présidence fait le dos rond ? « Qui dirige la Russie ? Eltsine, Tchernomyrdine ou Korjakov ? » : Ce titre choc du quotidien moscovite les Izvestia a suggéré que les événements de Tchétchénie avaient déclenché un « putsch rampant » à Moscou, que le président Eltsine ne serait plus que le jouet de son entourage. Pour combler les silences du président invisible à Moscou, le premier ministre Viktor Tchernomyrdine intervient depuis New-Dehli. C’est lui qui répond que « le gouvernement d’Eltsine n’a pas perdu le soutien de l’armée », qui affirme que « les frappes [aériennes contre Grozny] ne visent que des installations militaires » et que les chiffres faisant état d’importantes pertes civiles ne sont « pas fiables ».
Parti en Inde vanter les armes russes (dont la précision laisse beaucoup à désirer à Grozny), le premier ministre est un des partisans de l’intervention. Selon certains analystes, il fait partie du lobby de l’énergie, qui voulait à tout prix contrôler les oléoducs et gazoducs transitant par la Tchétchénie. Le chef de la garde du Kremlin, le général Alexandre Korjakov, lui, ne dit rien. Mais sa main est détectée partout, jusque derrière d’importantes décisions économiques (lire ci-contre). Trois jours après une intervention du général Korjakov, le gouvernement russe a ainsi revu son projet de libéralisation des exportations de pétrole, réclamée par le FMI qui menace, depuis, de suspendre des crédits atteignant 6 milliards de dollars.
Rien ne montre cependant que ces hommes n’agissent pas avec la bénédiction de Boris Eltsine, qui doit, lui, sauver son image de démocrate et de libéral en Occident. Les conseillers du Kremlin « gardent un contact permanent » avec Boris Eltsine et « ressentent son autorité qui s’exerce pleinement », a déclaré vendredi son conseiller diplomatique, Dimitri Riourikov.
Dans la crise tchétchène, l’hypothèse la plus probable reste que le président russe fait actuellement le dos rond, en attendant que son armée ait fait taire les clameurs de Grozny. Il pourrait ensuite réapparaître pour distribuer les blâmes ou les bons points. Le problème est que, même si l’encerclement de Grozny est confirmé, la victoire militaire ne semble pas pour demain, ni même pour après-demain. Ce qui explique sans doute le regain d’intérêt à Moscou pour une « solution politique », encore plus difficile à imaginer après le bain de sang. Avant de partir en vacances, la Douma a « exigé » vendredi de toutes les parties la suspension des opérations militaires. Une simple « recommandation », a précisé l’exécutif.
Rien ne justifiait l’urgence d’une intervention armée contre Grozny, puisque le président Djokhar Doudaev perdait chaque jour des soutiens, puisqu’à Grozny on utilise toujours le rouble, même sous les bombes russes, puisque les oléoducs n’ont jamais été coupés et que les Tchétchènes parlent toujours russe. Avant d’être pris dans une impasse économique et politique illustrée par le « mardi noir » du rouble, le président russe avait certes écarté en septembre l’hypothèse d’un report du scrutin présidentiel prévu pour 1996. Mais, après la « crise du rouble », un de ses conseillers avait jugé que la Russie, prise entre des mesures budgétaires impopulaires et les exigences des financiers internationaux, ne pouvait s’offrir le luxe d’une année de campagne électorale.
Si elle ne vise pas à instaurer « une dictature militaro-policière », comme le disent les démocrates, la crise tchétchène pourrait fournir un prétexte pour retarder ce scrutin, visiblement redouté par le président russe. Après avoir démissionné de son poste au centre d’analyse présidentiel, l’ex-officier d’aviation Vladimir Smirnov, a au contraire estimé vendredi qu’il fallait organiser rapidement une nouvelle élection présidentielle. Un ex-général, membre de l’association des « militaires pour la démocratie » a aussitôt ajouté : « Demain, il sera trop tard ».
JEAN-BAPTISTE NAUDET