Un homme replet, la quarantaine dégarnie, ne quitte pas Boris Eltsine d’une semelle. « Nous sommes inséparables », dit même celui-ci. Dans les voyages officiels comme au Kremlin, au sauna comme au tennis, il est toujours là pour donner la réplique, renvoyer la balle, écarter les importuns, soutenir le président quand la vodka rend nostalgique ou le sortir de l’eau quand un faux pas le précipite dans le ruisseau.

Il filtre les visiteurs, distribue les rendez-vous, prodigue des conseils. L’ancien procureur général de Russie est formel : « Il peut préparer un oukaze selon lequel Eltsine démissionne pour raison de santé, et Eltsine le signera sans le lire ! ». Il est vrai qu’au milieu des 2 235 décrets signés l’année dernière par le président le texte aurait pu passer inaperçu !

Le général-major Korjakov est officiellement le chef de la garde présidentielle, mais il est plus qu’un « super-flic » chargé de la sécurité du Kremlin. Cité, selon un sondage, parmi les cinq personnages les plus influents de la Russie, il est devenu au fil des années l’homme de l’ombre qui oriente la politique du pays. Il est encore dans son rôle quand il permet à Boris Eltsine d’échapper aux putschistes d’août 1991 (il lui avait même fait préparer des postiches au théâtre de la Taganka pour le rendre méconnaissable) ; mais, en octobre 1993, c’est lui qui programme et dirige l’assaut contre la « Maison blanche », où se sont barricadés le président du Parlement Khasboulatov et le général Routskoï.

Plus récemment, le raid contre le quartier général du groupe financier Most, un des plus puissants de Russie, qui contrôle notamment le quotidien Sevodnia et une télévision indépendante, a été exécuté par ses hommes. Juste avant la crise tchétchène il a obtenu le même statut protocolaire que le ministre de l’intérieur, et avec son collègue des services de sécurité présidentiels, le général Barsoukov, il a pesé en faveur de l’intervention à Grozny.

Alexandre Vassilievitch Korjakov est né le 31 janvier 1950 à Moscou. Après un bref passage dans une usine électromécanique, il fait son service militaire dans la garde du Kremlin (déjà) et trouve rapidement sa vocation en entrant en 1970 dans la 9e section du KGB, chargée de la protection des personnalités du régime. C’est à ce titre qu’il fait la connaissance en 1985 de Boris Eltsine, que Gorbatchev a appelé de Sverdlovsk pour diriger le parti communiste de Moscou. Les d eux hommes ne se quitteront plus. En 1987, quand Boris Eltsine est limogé du bureau politique, il reste à son service. Dans ses Mémoires, Eltsine raconte comment Alexandre Vassilievitch le conduit dans sa voiture privée, l’invite à sa petite datcha dans la banlieue de Moscou, où ils font ensemble du camping, de la pêche et de la natation.

Un Etat policier ?

Cette amitié avec un dignitaire en disgrâce lui coûte son poste au KGB. Pour « raisons d’âge et de santé », Korjakov est mis à la retraite, il s’engage brièvement comme garde du corps du directeur d’une coopérative de plastique, mais retrouve vite son protégé favori quand Eltsine dirige l’administration des travaux publics, puis est élu président de la Russie. Il crée les services de sécurité du président, qui ne fait plus confiance au KGB soviétique. Boris Eltsine apprécie, écrit-il dans son livre Sur le fil du rasoir, cet homme « honnête, intelligent, fort et courageux, bien que son apparence soit plutôt ordinaire ».

Il aime aussi une « discrétion » qui a permis à Korjakov d’acquérir une influence dépassant largement ses fonctions officielles. Quand le chef de la garde présidentielle, qui se verrait bien avec le grade de général d’armée, invite fermement et avec succès le premier ministre à revenir sur la libéralisation du commerce extérieur des matières énergétiques et des ressources naturelles, est-il simplement la voix de son maître ou prend-il des décisions à la place d’un président en voie de « brejnévisation » ?

La question est encore sans réponse mais on remarque à Moscou que les affaires dans lesquelles les hommes de Korjakov sont mêlées ne sont pas prêtes d’être éclaircies. Cette « impunité » est la marque d’un pouvoir grandissant qui inquiète les libéraux et les démocrates russes. Elle peut conduire, titrait au début du mois le journal Izvestia, « à la création en Russie d’un Etat policier ».

DANIEL VERNET

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