Alors que Grozny, la capitale tchétchène, a été à nouveau violemment bombardée durant toute la journée de jeudi 22 à vendredi 23 décembre, à Moscou des craquements de plus en plus fréquents se font entendre au sommet de l’Etat. Est-ce la crise ouverte qui a éclaté au sein d’une armée qui refuse de continuer à servir, à ses dépens, un pouvoir politique irresponsable ? Est-ce la parution d’un document à la « une » des Izvestias, accablant pour l’éminence grise de Boris Eltsine, le chef de sa garde, Alexandre Korjakov, pourtant réputé intouchable ?
Toujours est-il que, même si cela ne s’est pas traduit sur le terrain, les partisans d’une politique de force en Tchétchénie ont été obligés, jeudi soir, de modérer leur discours. Peut-être est-ce seulement parce que le discours officiel avait atteint, dans la matinée, un sommet d’absurdité ? « Les hommes de Doudaev ont fait, eux-mêmes, sauter des immeubles dans le centre de Grozny, faisant croire qu’il s’agit de bombardements aériens russes », affirmait ainsi le nouveau « politburo » qui semble diriger la Russie. Ses membres avaient pourtant eux-mêmes prévenu, la veille, que de tels bombardements auraient lieu. Et, au même moment, les journalistes sur place voyaient les avions russes revenir bombarder la ville, y compris un des quartiers qu’ils avaient déjà détruit durant la nuit.
Pendant ce temps, les « membres du gouvernement, du conseil de sécurité et de l’administration présidentielle », nom exact de ce qui paraît être la nouvelle instance suprême à Moscou, affirmaient, selon plusieurs agences, qu’il n’y avait pas eu de bombardements russes sur Grozny durant la nuit. Nul ne sait toujours exactement qui fait partie de cette instance. Seule information : elle était présidée, jeudi, par le premier vice- premier ministre Oleg Soskovets. Boris Eltsine est, en effet, toujours dans sa maison de repos et le premier ministre, Viktor Tchernomyrdine, assistait dans l’Oural à l’enterrement d’un de ses frères, avant de partir en Inde. « Qui dirige la Russie ? Eltsine, Tchernomyrdine ou Korjakov ? », pouvait-on lire, jeudi, dans les Izvestias. La réponse semblait déjà claire avant que le journal n’enfonce le clou en publiant une lettre d’Alexandre Korjakov à Viktor Tchernomyrdine. Le général trouve « utile de proposer » au premier ministre la création d’une commission, sous la direction d’Oleg Soskovets, visant à réexaminer la politique pétrolière du gouvernement. Qu’un général, fût-il le bien-aimé du président, s’ingère ainsi dans la conduite des affaires du gouvernement est déjà curieux, mais on le savait déjà. Que cette ingérence porte sur le sort des principaux revenus du pays l’est encore plus. Et cela est nouveau.
Une lutte féroce se déroule entre deux camps : les réformateurs du gouvernement, qui veulent supprimer les licences et les quotas d’exportation de pétrole, comme ils s’y étaient engagés envers les organismes d’aide internationaux ; et ceux qui veulent continuer à profiter des énormes revenus occultes que procure ce système depuis des années. Alexandre Korjakov montre ainsi qu’il se trouve du côté de ces derniers.
Dans sa lettre, il dénonce le rôle qui serait donné à la BERD la Banque européenne pour la reconstruction et le développement, basée à Londres dans la modernisation des infrastructures pétrolières en cas de suppression des licences. « L’économie nationale ne peut pas se renforcer avec des interventions étrangères (…) qui réduiraient l’activité des raffineries nationales, ce qui est inadmissible du point de vue politique et économique », affirme l’« éminence grise » du président.
Alexandre Korjakov a aussi été accusé, du moins par ses victimes, d’avoir lancé les « barbouzes du Kremlin », le 2 décembre, contre la banque Most à Moscou. Cette dernière finance la seule télévision privée russe, NTV, qui continue, avec des hauts et des bas, à ne pas se limiter à la désinformation officielle dans la couverture de la guerre en Tchétchénie. Cette attaque avait montré que ni le ministère de l’intérieur ni même le FSK (ex-KGB) ne pouvaient s’opposer aux hommes de la garde de Korjakov, comme à ceux du « département principal de protection » qui l’englobe. Quand on connaît l’emprise de ces services prétoriens du régime, dont aucune loi ne souffle mot, sur les divers systèmes de communications et sur plusieurs unités militaires d’élite du pays, on comprend mieux la réponse suggérée par les Izvestia, celle d’un Boris Eltsine qui apparaît, de plus en plus, comme l’otage de ses gardes.
Reste l’armée. Si son ministre, Pavel Gratchev, ne pouvait qu’être dans le camp des Korjakov, Soskovets, Ierine, Egorov, Stepachine et autres membres du « parti de la guerre », la liste de ses subordonnés qui ont donné leur démission, ou qui ont été démis, pour refus de suivre l’escalade en Tchétchénie s’est brusquement allongée jeudi. On savait déjà que le vice-ministre de la défense, Boris Gromov, et le célèbre général Alexandre Lebed, basé en Transnistrie, s’étaient prononcés contre cette guerre. Ils sont désormais suivis par un autre vice-ministre de la défense, le général Kondratiev, par le premier adjoint au commandant de l’armée de terre, Vorobiev, et les trois principaux commandants de la région militaire du Caucase du Nord.
Pavel Gratchev a donc pris lui-même, « temporairement », la direction des opérations en Tchétchénie, en ordonnant une « intensification » des bombardements, annonçait dans la matinée l’agence Itar-Tass. Mais, dans la soirée, le ministère de la défense, qui avait refusé tout au long de la journée de commenter ces informations, s’est décidé à les démentir. Un démenti repris à son compte dans la nuit par le « centre de presse » du gouvernement. Les généraux et autres officiers rebelles ne seraient donc pas démis, et la démission de ceux qui ont pris jeudi l’initiative de partir, comme le général Vorobiev, ne serait pas acceptée.
Est-ce à dire que l’escalade militaire peut s’enrayer ? Rien n’est moins sûr, mais d’autres voix, qui se taisaient jusqu’ici, ont été entendues jeudi. Il s’agit notamment du jeune sociologue Marc Ournov, le nouveau chef du « centre analytique » de la présidence, lui- même démocrate éclairé, mais dont les « experts » en matière de minorités ont dressé des analyses ineptes sur la Tchétchénie, peu différentes sans doute de celles des divers services secrets ayant monté l’expédition militaire. Marc Ournov s’est prononcé pour une reprise des négociations avec les Tchétchènes, en commentant : « Plus il y aura de sang, plus il y aura de résistance. » Il est vrai qu’un de ses experts militaires venait aussi de démissionner.
En même temps, on annoncait qu’un groupe « d’adjoints et d’experts » de la présidence élaborait, au Kremlin, des plans de « solution pacifique » du conflit. Etant donné que ces hommes, de leur propre aveu, n’avaient plus, ces derniers temps, accès au président, l’information pourrait être négligeable, n’était un début de revirement de leur chef, Sergueï Filatov. Ce dernier, qui déclarait, il y a deux jours encore, qu’il n’était plus question de négociations, a affirmé, toujours jeudi, que celles-ci « n’avaient pas perdu toutes leurs chances».
Le clou de la soirée est pourtant resté l’annonce que Boris Eltsine en personne allait « bientôt » s’adresser à ses concitoyens. Dans une lettre adressée aux députés de la Douma, le président russe dit son intention d’exposer une « issue au conflit, fondée en premier lieu sur l’utilisation de méthodes politiques ». Cette lettre avait cependant pour premier objet d’opposer une fin de non-recevoir aux députés de la Douma, qui avaient décidé, le même jour, de l’inviter samedi à une réunion conjointe avec la Chambre haute du Parlement, ce que la missive présidentielle refuse.
Le plus probable est que les hommes qui « entourent » Boris Eltsine comptaient sur une chute de Grozny avant d’avoir à faire parler le président en public. Les révoltes dans l’armée gênent ces calculs. Mais l’objet réel des réticences de la hiérarchie militaire semble être non pas tant la guerre menée à la Tchétchénie que la façon de la conduire. Un nouveau ministre de la défense et quelques propagandistes moins primaires suffiraient alors à mettre en selle un « parti de la guerre modéré », qui a déjà donné de la voix jeudi dans les couloirs du Kremlin. Mais cela ne lèverait pas l’hypothèque que fait peser sur le pays l’existence d’un président « démocratiquement élu », mais qui paraît de plus en plus dépendant et discrédité. Ni à sauver le peuple tchétchène.
SOPHIE SHIHAB