PEUT-ÊTRE le temps est-il venu de rappeler une phrase d’Alain Juppé à propos des relations avec Moscou : « On peut comprendre que la Russie s’intéresse à ce qui se passe autour d’elle (…) Mais pas n’importe comment. Elle n’a pas vocation à s’ériger en gendarme tous azimuts. » Ce jugement, qui date du mois de mars (1), avait trait au durcissement russe en Bosnie, mais on ne voit pas pourquoi il ne serait plus valable quand l’aviation de Moscou bombarde les populations civiles de Tchétchénie.

La première réaction de la diplomatie française a été à l’image de celle des Américains : ce qui se passe dans le Nord-Caucase est une « affaire intérieure » russe. Cette position a été répétée par les dirigeants de Washington à plusieurs reprises, par le président Clinton comme par le secrétaire à la défense, William Perry, ou le vice-président Al Gore, qui de passage à Moscou a déclaré, après avoir eu des mots chaleureux pour Boris Eltsine, que l’affaire tchétchène ne constituait pas « une matière à discussion entre les deux pays » et n’affecterait donc pas leurs relations. La France a employé un ton sensiblement plus ferme au cours des derniers jours, mais c’est un dérisoire euphémisme de refuser « toute effusion de sang », alors que les bombardements s’intensifient.

Face au monde islamo-turc

Sans doute les Occidentaux ont-ils quelques arguments juridiques pour soutenir que « la Tchétchénie, c’est la Russie », comme on disait jadis « l’Algérie, c’est la France ». Mais le problème tchétchène ne peut être jugé avec les seuls critères formels du droit international. Ni le conflit yougoslave ni la dissolution de l’URSS n’ont visiblement servi de leçon. Au printemps 1991, quand la Slovénie et la Croatie voulaient quitter la fédération yougoslave, la majorité des Etats européens et les Américains vantaient les mérites de l’unité ; quelques mois plus tard, à Kiev, alors que l’Union soviétique était travaillée par des poussées nationalistes, le président Bush mettait les Ukrainiens en garde contre les tentations de l’indépendance. Ces prises de position à contretemps ont été symptomatiques de l’incompréhension des Occidentaux face à l’écroulement des ensembles multiethniques dont l’idéologie communiste avait pendant des décennies constitué le principal ciment.

Que la conquête de la Tchétchénie par les Russes remonte aux XVIIIe siècle complique l’affaire mais ne change pas sa nature fondamentale. Certes la Russie défend dans le Caucase du Nord des intérêts géostratégiques, économiques, et militaires que les Occidentaux auraient mauvaise grâce à ne pas prendre en compte, eux qui ont, dans un passé pas très lointain, utilisé les mêmes arguments que le Kremlin aujourd’hui pour remettre de l’ordre dans leurs empires coloniaux ou dans leurs arrière-cours. Le général Doudaiev n’est pas le type même du héros national qui attire spontanément la sympathie des défenseurs des droits de l’homme. Mais ces considérations ne justifient pas le bombardement par l’aviation, les tirs contre les civils, à la lisière d’une Europe qui depuis la fin de la guerre froide fait des efforts désespérés pour établir des codes de bonne conduite.

Les dirigeants russes se sont engagés, à la CSCE par exemple, à les respecter. Leur souci compréhensible d’empêcher un démembrement de leur fédération ne justifie pas le retour aux méthodes impériales dans des régions qui n’ont pas oublié les persécussions staliniennes. C’est ce langage que les Occidentaux pourraient tenir, sans risquer pour autant de mettre en cause la « stabilité » de toute la région. Edouard Chevardnadze, qui a pourtant eu l’occasion de constater à ses dépens l’efficacité des méthodes subversives des succédanés du KGB, a tort de condamner les Tchétchènes au nom de l’intégrité territoriale russe ; l’histoire de la Géorgie est là pour lui rappeler que la conquête des marches caucasiennes par les Russes va de pair avec le contrôle de son pays. Face au monde islamo-turc, Moscou a toujours cherché à constituer un glacis. En ce sens, Boris Eltsine se situe dans la lignée de ses prédécesseurs, qu’ils aient été tsars ou secrétaires généraux.

Est-ce suffisant pour manifester à son égard une coupable indulgence, sous prétexte que « après lui, ça risque d’être pire » ? Les Occidentaux, les Américains au premier chef, ont commis deux erreurs dans leurs relations avec l’URSS finissante et avec la Russie de la réforme : ils ont trop misé sur les rapports personnels, comme si de bonnes relations entre George Bush et Mikhaïl Gorbatchev ou entre Bill Clinton et Boris Eltsine gommaient les divergences d’intérêts ; et ils ont cru qu’ils pouvaient juger la politique extérieure de la Russie en fonction de son régime intérieur, autrement dit qu’une Russie démocratique cesserait d’avoir les comportements d’une grande puissance, rivale des Etats-Unis.

Que ce soit en Bosnie ou en Europe centrale, quand s’est posée la question de l’extension éventuelle de l’OTAN, ils ont dû déchanter. Mais ces expériences décevantes et d’autres, en Géorgie, Azerbaïdjan, etc. ne les ont pas dissuadés de continuer à soutenir Boris Eltsine. Sans beaucoup de discernement. Ils ont imaginé pendant longtemps que des critiques contre sa politique encourageraient les tendances nationalistes. Or cette retenue n’a pas empêché les dirigeants de Moscou, et notamment le ministre des affaires étrangères Andreï Kozyrev, qui passait naguère pour un parangon de libéralisme, d’opter pour un durcissement manifeste en diverses circonstances ; elle a eu l’effet contraire à celui recherché en laissant croire aux Russes qu’ils pouvaient impunément revenir à leurs vieilles méthodes.

Le risque de l’autoritarisme

La volonté de ménager les réformateurs en herbe ne peut même plus être invoquée puisque les démocrates et les libéraux se sont détournés d’Eltsine et de son entourage depuis la crise tchétchène. Ce qui n’avait pas été le cas à l’automne 1993 lors de l’assaut contre le Parlement. Boris Eltsine est de plus en plus isolé et l’intervention en Tchétchénie ne l’a pas rendu plus populaire. Bien au contraire. Loin de s’attirer les faveurs des militaires, il a inquiété quelques généraux qui n’ont pas oublié le fiasco afghan. Alors qu’ils craignent, non sans raison, un glissement du régime russe vers l’autoritarisme, les démocrates russes attendent, pour leur part, sans grande illusion un mot d’encouragement de l’Ouest. Ils ne méconnaissent pas les risques contenus dans une désagrégation de la Russie ; selon l’expression de Grigori Iavlinski, ils sont « pour l’unité de la Russie, mais pas à n’importe quel prix » !

Les Occidentaux pourraient adopter sans grand dommage la même position. Les bombardements de Grozny constituent aussi un test de leur fermeté ; s’ils restent sans réponse, la Russie en tirera des conclusions hors de ses frontières, dans son « étranger proche », voire au-delà. Il ne s’agit ni d’aller rétablir l’ordre dans l’ex-URSS ni de rompre avec Moscou, ni même de suspendre une aide dont l’efficacité est par ailleurs douteuse. Il s’agit simplement de rappeler au Kremlin que sans respect de quelques règles élémentaires il ne saurait compter sur un véritable partenariat avec les démocraties occidentales envers lesquelles il a déployé tant de séduction.

DANIEL VERNET

Leave a comment