Depuis plus d’un an, c’est l’armée russe qui doit intervenir pour sauver le régime de Boris Eltsine quand ses autres instruments de pouvoir échouent. Il avait suffi de quelques tanks et des unités d’élite pour venir à bout, en octobre 1993, d’un Parlement mal défendu dans le centre de Moscou. Mais prendre d’assaut une ville et occuper un pays d’un million d’habitants décidés à résister exige, même loin des regards, autre chose.

L’armée, qui devait encercler Grozny il y a dix jours, n’y était toujours pas parvenue, mercredi 21 décembre. Alors, elle bombarde de plus en plus, se servant de ses avions ou de son artillerie. L’estimation des forces engagées qui circulait depuis deux semaines 40 000 hommes a été « confirmée », mardi, par un porte-parole militaire, toujours anonyme. Mais un autre chiffre commence à circuler… celui de 170 000 hommes. Et on parle encore d’envoyer la division d’élite d’artillerie de Taman, des unités de montagne d’Extrême-Orient ou des tirailleurs de la flotte de la mer Noire…

Cela, alors que Pavel Gratchev, le chef de cette mobilisation sans précédent depuis celle d’Afghanistan qui annonçait la mort de l’URSS, affirmait à la télévision, il y a trois semaines, qu’il pouvait, s’il le fallait vraiment, « prendre Grozny en deux heures avec un régiment de parachutistes ». Voilà le même général Gratchev à la tête d’une aventure où rien ne se déroule comme prévu, mais qui bouleverse radicalement l’avenir envisagé de la Russie, de son économie, de ses rapports avec son « étranger proche » comme avec le monde entier.

La « tête » théorique de cette opération, Boris Eltsine, n’a en effet été libérée de son hôpital que pour entrer en « convalescence » dans « une de ses résidences près de Moscou ». Pour combien de temps, alors que le pays est en guerre ? Personne n’a, semble-t-il, osé le demander. L’agence ITAR-Tass est là pour expliquer que le président reste actif : il a signé, ces derniers jours, une dizaine de décrets, dont l’un sur la future célébration des cinquante ans de la victoire de 1945 ou un autre sur une médaille attribuée à une usine pour son centenaire. Il est vrai que Boris Eltsine a aussi été brièvement montré, sans qu’on l’entende, mardi à la télévision, avec sa tête des plus mauvais jours, recevant son premier ministre, Viktor Tchernomyrdine.

Boris Eltsine laisse son premier adjoint, Oleg Soskovets, gérer le conflit avec Pavel Gratchev et avec un ancien directeur de kolkhoze, Nikolaï Egorov, le vice-premier ministre nommé « représentant spécial du président » pour la crise tchétchène. Avant de partir, Boris Eltsine aura présidé une réunion de type nouveau entre « membres du gouvernement et du Conseil de sécurité », un « politburo » dont la différence avec l’ancien est qu’on ne sait pas qui le compose, comme l’affirme la presse qui ose encore parler.

Contrairement à la télévision, certains journaux disent encore beaucoup de choses. Notamment que les chars qui devaient encercler Grozny préfèrent s’enterrer dans des tranchées au lieu d’avancer et que des soldats s’ingénient à les mettre en panne. La presse donne les noms d’officiers sanctionnés pour refus de tirer sans ordre écrit, quitte à publier, à côté, le démenti du ministère de la défense.

Elle rend compte d’un massacre commis par des soldats russes contre une colonne de réfugiés en voitures fuyant la Tchétchénie, tuant neuf personnes dont des femmes et des enfants : « J’ai peur de vous dire ce qui a pu pousser nos hommes », a dit le député Ella Panfilova, qui a enquêté sur place. « Ils étaient peut-être saoûls ou drogués… »

Le nouveau « centre de presse du gouvernement », deuxième organe de censure mis en place depuis le début de la crise le premier ayant été jugé innefficace , a reconnu les faits, tout en dénoncant les « interprétations » des députés. Mais le soir, à la télévision, on aura droit à une nouvelle version. « des Tchétchènes déguisés en soldats russes tirent sur des réfugiés » ! Cela fut dit lors du programme d’information de la première chaîne, rebaptisé mardi : il ne s’appelle plus « Novosti » – « Nouvelles » – (« trop neutre », selon un des responsables de la chaîne), mais « Vremia » « Le temps » , comme le vieux programme soviétique diffusé jusqu’au putsch raté de 1991. Autre « vérité» exposée mardi : « Lors d’un meeting, mardi, sur la place centrale de Grozny, on a diffusé le nom et l’adresse moscovite du chef du centre de presse du gouvernement. »

Les quatre scénarios du Kremlin

La psychose à « l’attentat tchétchène » est savemment développée à Moscou depuis au moins un mois. Cette semaine, on est passé à plus sérieux : des chars sont postés aux entrées de la ville et 15 000 militaires seraient venus renforcer la milice. Mais, comme l’écrivait mardi Sergueï Pakhromenko dans le quotidien Segodnia : « Malgré toutes les incitations, les Tchétchènes ne se décident toujours pas à faire exploser quelque-chose à Moscou. » Ils sont en effet les derniers à y avoir intérêt. Dans un commentaire titré « La fin de la démocratie », le journaliste estime probable que le pouvoir soit acculé à des actes « agressifs et irresponsables », tel un faux attentat tchétchène, « en réponse au fossé tragique qui s’est ouvert entre ses scénarios et la réalité ».

D’ailleurs, les quatre scénarios imaginés par le Kremlin se sont tous révélés faux : la capacité de l’armée à mener une opération tant soit peu « propre » et pas trop coûteuse pour elle ; la mort des sentiments antirusses et séparatistes dans les autres Républiques du Caucase nord ; la facilité à déchaîner des passions anti-tchétchènes dans la population russe ; et enfin l’appui présumé de l’Eglise orthodoxe, considérée comme chauvine et toujours aux ordres, dans ce qui prendrait l’allure d’une nouvelle croisade anti-islamique. Au lieu de cela, le patriarche Alexis II a appelé à la paix en recevant le mufti envoyé à Moscou par le président tchétchène, Djokhar Doudaev ; les Russes ne se sont pas (pas encore ?) précipités pour dénoncer à la police leurs voisins caucasiens ; des dirigeants du Caucase nord doivent empêcher leurs populations de soutenir les Tchétchènes alors que l’opinion est contre la guerre et que l’armée gronde.

Eminence grise « Je suis prêt à commander un régiment de parachutistes pour entrer dans Grozny si les fils des maîtres du Kremlin en faisaient partie », a ainsi dit le général Alexandre Lebed, toujours chef de son armée de Transnistrie (Moldavie) malgré les vives critiques qu’il assène ouvertement, depuis des mois, au ministre de la défense. Certains voient déjà en ce Cosaque à l’allure fruste mais auteur d’ouvrages politiques et réputé intègre, « le futur de Gaulle dont la Russie a besoin, qui saura mettre fin à la guerre du Caucase comme de Gaulle mit fin à celle d’Algérie ». On chuchote qu’il a passé un accord dans la perspective du « post-eltsinisme » avec Grigori Iavlinski, l’économiste libéral, qui dénonce autant la guerre que la « banqueroute » du pouvoir eltsinien. Mais que ne chuchote-t-on pas en ce moment à Moscou ?

On baisse surtout la voix pour prononcer un nom, celui du chef de la garde présidentielle, Alexandre Korjakov, le favori du président et, dit-on, son éminence grise, qui joua déjà un rôle déterminant dans l’assaut de la « Maison Blanche » en octobre 1993. Juste avant la crise tchétchène, il était sorti de l’ombre, acquérant pour la première fois un statut protocolaire égal à ceux du ministre de l’intérieur, du chef du FSK (ex-KGB) et du procureur général. Il donna un premier entretien à la presse où, à la question. « Quelle qualité préférez-vous en Boris Eltsine ? », il répondit : « Son patriotisme. »

Le seul à réagir publiquement fut alors le rédacteur en chef du quotidien Moskovski Komsomolets, dont un journaliste fut assassiné en octobre : il appela ses collègues à ne pas « se laisser intimider par cet homme qui peut mener la Russie à sa perte ». Mais depuis lors ni son journal, ni aucun autre, n’a plus reparlé du général Korjakov. Comme on ne parle plus de l’enquête ouverte pour trouver les assassins du journaliste, qui avait certes enquêté sur la corruption dans l’armée en Allemagne, mais aussi, avait-on dit alors, sur les camps d’Ossétie du Nord où le FSK entraînait des opposants tchétchènes, et peut-être aussi les officiers et soldats russes qui furent envoyés sur des chars le 26 novembre pour prendre Grozny.

Beaucoup furent tués ou faits prisonniers pendant cette attaque, mais le scandale qui a failli se développer fut lui aussi étouffé : la guerre ouverte contre « le régime de Doudaev » a transformé les hommes du FSK en héros, qui avaient eu raison de soutenir « l’opposition », comme l’a déclaré dimanche le chef de l’administration présientielle, Sergueï Filtatov. Ce qui reproduit aussi le scénario de l’intervention en Afghanistan.

Et tant pis si cette guerre ruine les maigres espoirs qui restaient à la Russie de vaincre l’inflation, si l’Ukraine et d’autres voisins vont à nouveau craindre l’ours russe et si Boris Eltsine a perdu dans l’histoire ses derniers soutiens démocrates : les « patriotes » sont prêts pour la relève et les apparatchiks du Kremlin pour tenter d’appliquer, avec eux, les « vieilles méthodes ». Mais l’armée acceptera-t-elle de faire une nouvelle fois les frais de l’opération, alors que les troupes engagées « ne savent pas pourquoi elles sont là, ni ce qui se passe, ni ce qu’elles sont supposées faire », comme l’a affirmé, lundi, le député Alexandra Otchirova, de retour du front ?

SOPHIE SHIHAB

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