Les chances d’une négociation avec les dirigeants tchétchènes s’amenuisent, du fait de l’intransigeance de Moscou. Alors que des avions russes poursuivent leurs raids aériens, le Kremlin semble préparer l’assaut final contre Grozny, la capitale de la Tchétchénie. Boris Eltsine, après une semaine de silence, a choisi la fermeté, repris le contrôle de son administration et instauré une censure des médias. A Moscou, les responsables démocrates tentent d’organiser un mouvement pour la paix.

MOSCOU de notre correspondante

Ceux qui espéraient encore que le retour public de Boris Eltsine aux affaires, après sa semaine de réclusion volontaire, entraînerait une désescalade de la guerre contre les indépendantistes tchétchènes ont dû déchanter. Refusant, de fait, toute négociation, le président russe a lancé, dimanche 18 décembre, ses avions d’assaut contre ce qu’il est convenu d’appeler des ” objectifs stratégiques ” à Grozny. ” Ils sont passés à deux reprises dans la soirée, visant la tour de télévision, mais ils ont touché des maisons “, expliquait un habitant à une correspondante de l’AFP. Il n’y a plus de gaz ni d’électricité dans de nombreux quartiers de la ville, où résiderait encore la moitié de ses 350 000 habitants. Ainsi, les femmes et enfants qui n’ont pu être évacués passent des nuits d’angoisse dans des caves glaciales, gardées par des hommes, l’arme au poing, autour de braseros.

Le Conseil de sécurité russe, réuni samedi 17 décembre, sous la présidence de Boris Eltsine dans son hôpital, avait en effet durci les conditions posées auparavant au président Djokhar Doudaev pour engager des négociations, exigeant une capitulation pure et simple. Les dirigeants russes demandaient, notamment, au président tchétchène de se rendre en personne dans la principale base militaire russe, aux portes de la Tchétchénie, pour discuter uniquement des modalités de son désarmement.

Le général Doudaev était ainsi requis à Mozdok alors que des plans d’assassinat sont dressés, depuis des mois, dans divers bureaux moscovites contre sa personne. Et, qui plus est, il devait y rencontrer deux personnages-clés du ” parti de la guerre ” russe : le chef du FSK, ex-KGB, Sergueï Stepachine, qui armait depuis l’été l’opposition tchétchène, et le représentant de Boris Eltsine dans la région, Nikolaï Egorov. Cet ancien préfet d’une région du nord Caucase, où un de ses titres de gloire est d’avoir formé de belliqueux bataillons de Cosaques, fut promu responsable de la ” politique des nationalités ” au sein du gouvernement russe, avant de devenir vice-premier ministre pour les besoins de la guerre anti-tchétchène.

Le président Doudaev avait, pourtant, multiplié les concessions, samedi et dimanche, ordonnant à ses troupes autour de Grozny de reculer d’un kilomètre et d’observer un cessez-le-feu, puis acceptant, dimanche soir, de rencontrer MM. Stepachine et Egorov, s’ils venaient à Grozny. Seuls, ces deux hommes auraient pu garantir que ces nouvelles négociations ne se déroulent pas comme celles de la semaine passée, sous les tirs de l’aviation et des chars russes en route vers Grozny. ” Opération de police ”

Les téléspectateurs russes n’auront rien su, ou presque, de ces derniers développements de la crise. Le blocus de l’information semble, en effet, avoir progressé plus vite que les chars russes autour de la capitale tchétchène. Celle-ci était, ainsi, désertée, dès samedi, par la plupart des journalistes non tchétchènes, sur l’injonction menaçante de M. Egorov, relayé par le secrétaire du Conseil de sécurité, Oleg Lobov. Les deux hommes, comme les représentants du ministère des affaires étrangères, ont demandé aux étrangers de quitter la ville, celle-ci devant être bombardée passé minuit, à l’issue d’un dernier ultimatum de Moscou aux Tchétchènes pour qu’ils rendent les armes. Ces ” ultimatums ” ne pouvaient d’ailleurs guère impressionner les Tchétchènes, bombardés épisodiquement depuis un mois, en dehors de tout ultimatum dûment signifié.

Evgueni Kissiliov, présentateur-vedette de la télévision privée NTV, jusqu’à présent préférée par ceux qui pensaient que la ” machine de guerre ” pouvait être stoppée, a pris, dimanche, le parti du Kremlin. Il a expliqué que, ” malgré les efforts ” de Moscou, l’intransigeance du président Doudaev a empêché toute négociation. La première heure de son émission a donné la version officielle des ” événements “. Signe des temps : aujourd’hui à Moscou, comme jadis en France durant la guerre d’Algérie, on ne doit pas parler de guerre mais d’une ” opération de police ” où la nécessité de ” désarmer des bandes criminelles ” oblige au recours à l’armée. Pour la première fois depuis vingt jours, NTV n’a pas diffusé les images de son correspondant à Grozny. Quant à la chaîne américaine CNN, elle n’a pas jugé bon de se rendre à Grozny, choisissant de diffuser, dimanche, un entretien avec le chef de la CIA poussant Boris Eltsine à la ” fermeté ” en Tchétchénie.

Conseil superflu. Ainsi, le chef de l’administration présidentielle, Sergueï Filatov, affirmait, toujours dimanche : ” il n’est plus question de négociations mais de désarmement. ” Il ajoutait que les négociations viendraient après la ” normalisation “, comme ” Boris Eltsine l’a d’ailleurs dit lui-même “.

Sur NTV, un reportage, consacré au premier enterrement solennel de soldats et d’officiers russes, expliquait que ces derniers étaient morts en Tchétchénie ” parce qu’ils n’avaient pas reçu l’ordre de tirer contre ceux qui se cachent derrière des femmes et des enfants “. La parole fut ensuite donnée à des ” experts “. Un géographe a expliqué que les futurs survivants de Grozny vont être chassés vers les montagnes couvrant la moitié sud du pays ” où ils ne pourront résister longtemps à l’hiver “. Le correspondant militaire du journal Segodnia, Pavel Felguengauer, a enchaîné en affirmant que les Tchétchènes ” ne possèdent pas les techniques d’une vraie guerre de partisans ” et que, malgré des retards ” dus au souci des militaires russes de réduire les pertes dans leurs rangs, Grozny sera, sans doute bientôt, prise d’assaut “.

Ce journaliste, surnommé le ” rossignol de l’état-major ” par ses collègues, du fait de ses liens avec le général Kolesnikov, a poursuivi : ” Tout retour en arrière est impossible car sinon l’armée devrait quitter tout le Caucase du Nord où les différentes ethnies se battront entre elles ou contre les Cosaques du Terek, ce qui amènerait des millions de réfugiés. ” Ce scénario traduit-il des plans dressés de longue date par l’armée ? Et quel besoin ont alors d’autres porte-parole du Kremlin à continuer d’affirmer qu'” il n’y aura pas d’assaut contre Grozny ” ? ” Le temps passe,les bombes tombent ”

Certains continuent à l’espérer, notamment en voyant Evgueni Kissiliov, une fois devoir rendu à la censure, exposer une autre version des ” événements ” durant la dernière demi-heure de son émission. Il a joint au téléphone le député Sergueï Kovalev, chargé l’an dernier par Boris Eltsine de surveiller les droits de l’homme en Russie, qui, après avoir surmonté de multiples embûches dressées par les autorités militaires, a réussi à se rendre à Grozny. M. Kovalev y affirmait, samedi, après trois heures de discussion avec Djokhar Doudaev, que ce dernier veut négocier, mais que sa convocation à Mozdok avait pour seul but de retarder une éventuelle rencontre ” à haut niveau ” avec la partie russe. ” J’ai écouté l’enregistrement pirate d’une conversation radio d’un officier russe haut placé, ordonnant d’agir de manière à exclure toute négociation “, a ajouté l’ancien dissident Kovalev, en déplorant : ” Le temps passe, les bombes tombent, des civils sont tués . ” Mais le président de la Douma, Ivan Rybkine, a demandé à tous ses députés présents dans la région de revenir à Moscou. M. Kovalev s’y refuse, espérant, par sa présence, prévenir l’escalade.

D’autres s’y emploient à Moscou, comme les démocrates Grigori Iavlinski et Egor Gaïdar. Le premier a un plan de règlement _ une confédération russo-tchétchène parfaitement réaliste _, mais dont l’adoption par les députés est plus que douteuse. D’autant que M. Filatov a expliqué d’avance que, la Cour constitutionnelle ne siégeant toujours pas, l’exécutif n’avait rien à craindre du Parlement, à supposer que ce dernier parvienne, par miracle, à surmonter ses divisions. ” Ce sont les bienfaits de cette constitution autoritaire qui devaient sauver la démocratie en Russie “, triomphent, en coulisse, ceux qui n’ont pas passé par pertes et profits l’assaut de la ” Maison Blanche ” d’octobre 1993.

L’ex-premier ministre Gaïdar veut, de son côté, lancer un mouvement de masse pacifiste. En attendant, c’est sa voix que l’on entend encore à la télévision dire ” au peuple tchétchène ” que le Conseil de sécurité, ce n’est pas toute la Russie, et que celle-ci ” ne soutient pas cette guerre “. Ou son collègue, le chef du comité à la défense de la Douma, Sergueï Iouchenkov, qui affirme avoir connaissance des ” fausses informations transmises par le FSK à Boris Eltsine pour arracher ses décisions “.

Mais la caravane passe… La semaine dernière, il n’y avait guère que le ministre des affaires étrangères, Andreï Kozyrev, pour exiger publiquement ” plus de résolution ” en Tchétchénie, aux côtés de fascistes patentés comme le producteur de télévision Nevzorov. Les patrons des appareils présidentiel et gouvernemental sont, maintenant, ” sortis des bosquets ” où ils se cachaient tant que leur chef était dans son hôpital. Ils prennent en mains les médias et les divers services de police qui développent la psychose de ” l’attentat tchétchène ” en Russie.

L’armée patrouille désormais dans Moscou. Dans le métro, des haut-parleurs mettent en garde, toutes les cinq minutes, contre d’éventuels paquets suspects, alors qu’aucun attentat politique n’a jamais été commis à Moscou par des Tchétchènes, qui ne cessent de jurer que c’est contraire à leurs traditions, ce qui semble parfaitement avéré.

Comme au lendemain de l’assaut contre la ” Maison Blanche ” en octobre 1993, tout ” basané ” de la capitale est désormais suspect, souvent interpellé, parfois arrêté.

Evgueni Kissiliov a laissé le mot de la fin à l’écrivain Pristavkine, auteur d’un roman sur la déportation, il y a exactement cinquante ans, de Tchétchènes, d’Ingouches et d’autres peuples du Caucase qui y perdirent la moitié de leur population. Le film qui en fut tiré a été montré en sa présence au ” redoutable ” général Doudaev : ” Je l’ai vu alors pleurer “, s’est souvenu Pristavkine, avant de conclure : ” On ne peut parler à un peuple entier le langage de la guerre _ et aux Tchétchènes moins qu’aux autres. Ils ont déjà survécu à tout. ”

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