MOSCOU de notre correspondante
A moins de vingt-quatre heures du nouvel ultimatum lancé par Moscou aux indépendantistes tchétchènes, et à la veille de la réunion, samedi 17 décembre, du Conseil de sécurité russe sous la présidence de Boris Eltsine, l’événement le plus marquant de ces heures décisives restait, sans conteste, la diffusion, la veille au soir par la télévision russe, d’images de fraternisation entre un général rebelle et la population tchétchène. ” Ils peuvent nous juger, là-haut à Moscou, mais nous n’avancerons pas “, déclarait le général Ivan Babitchev, un jeune colosse en chapka et tenue de combat, commandant l’une des trois colonnes de chars russes envoyées pour encercler Grozny, arrêtée à une quarantaine de kilomètres à l’ouest de la capitale tchétchène. ” Ce n’est pas notre faute si nous sommes ici. Cette opération contredit la Constitution. Il est interdit d’utiliser l’armée contre le peuple “, expliquait le général, parlant à de vieilles femmes qui le bénissaient, les larmes aux yeux, au milieu d’un millier de villageois. ” Vous ne nous tirez pas dessus, et nous non plus “, disait-il face à la caméra de Reuter TV, avant de conclure, dans un sourire : ” On nous a dit de ne pas tirer contre des civils. J’obéis au président. ” Tout était dit. L’invasion de la Tchétchénie, décidée par des responsables anonymes, est perçue comme le fruit d’intrigues autour de Boris Eltsine, dont le général Babitchev semble loin d’être seul à vouloir prendre ses distances. Des reportages, parus notamment dans les Izvestia, ont montré le climat détestable régnant sur la base militaire russe de Mazdok, aux portes de la Tchétchénie, entre les officiers de l’armée et les responsables du ministère de l’intérieur et du FSK, le service de contre-espionnage.
La fonction la plus apparente de ces responsables était de ne laisser aucun journaliste parler aux militaires, aux médecins ou aux blessés d’un vaste hôpital de campagne installé à la hâte. Le pas ” historique ” du général Babitchev était connu depuis lundi. L’Agence France Presse avait, en effet, raconté comment le général avait décidé, ce jour-là, de s’arrêter à l’endroit où il se trouve toujours, après que sa colonne eut traversé l’Ingouchie, soulevant contre elle une population qui, jusque-là, était restée fidèle à la Russie. La même chose s’était passée au Daghestan, à l’est de la Tchétchénie, où des rassemblements quotidiens se tiennent, depuis lors, contre l’agression russe. Pendant ce temps, de strictes mesures de sécurité sont prises pour tenter d’éviter tout mouvement similaire dans d’autres Républiques du nord-Caucase, dont les dirigeants avaient, au départ, soutenu la décision de Boris Eltsine d’envoyer l’armée en Tchétchénie.
Mais ces réalités se mêlent, dans les médias russes, à une propagande officielle, du plus pur style soviétique, comme à des analyses de ” démocrates ” qui hésitent à prendre parti. La situation au Parlement est semblable : alors que les députés de la Douma, sans pouvoir, en étaient venus, vendredi, à des bagarres interpartis dans l’hémicycle, ceux du Conseil de la Fédération, représentant les pouvoirs locaux, écoutaient une délégation, de retour de Tchétchénie, expliquer que ” tout là-bas est différent de ce qu’on nous dit “, que ” dans chaque village, il y a des milliers de volontaires organisés pour résister aux Russes ” et qu’il serait bon que le Conseil en tire des conclusions.
Signe d’une censure non déclarée : une seule chaîne de télévision a rapporté quelques détails de ce débat. Le premier vice-premier ministre, Oleg Soskovets, promu coordinateur de la crise tchétchène, a réuni, vendredi, les responsables des principaux médias pour leur faire part de son mécontentement. Certes, dans les milieux proches du pouvoir, on entend souvent dire qu’il faut un contrôle de l’information ” comme cela se fait partout dans le monde en cas de guerre, comme les Américains l’ont fait durant la guerre du Golfe “. Encore faudrait-il que la Russie y soit prête. Ce qui manque pour assurer ce contrôle, ce n’est pas tant l’absence de motivations ” idéologiques ” mais, tout simplement, l’incapacité totale, vu le désordre ambiant, à appliquer de telles mesures. Il faudrait, au minimum, un décret de Boris Eltsine instaurant l’état d’urgence, décision que le conseil de la Fédération n’approuverait sans doute pas. Revenus précipitamment vendredi de la zone de guerre, les trois ” ministres des forces ” (armée, intérieur et FSK), comme le nouveau représentant de Moscou dans le nord-Caucase, Nikolaï Egorov, tentaient d’obtenir la promulgation d’un tel décret par le président.
Dans les zones de conflit, les combats se sont calmés, après la prolongation de l’ultimatum de Moscou et son offre de ” négociations sans conditions préalables “. Cette offre est, en fait, accompagnée d’une condition irréalisable, en forme, elle aussi, d’ultimatum : que les Tchétchènes déposent les armes. D’accord pour ces négociations, a répondu Djokhar Doudaev, le président, mais à condition que l’armée russe se retire.
Des officiers qui n’ont pas perdu tout bon sens, des médias qui jouissent encore d’une certaine liberté : c’est sans doute ce qui permet encore d’avoir quelques espoirs sur l’issue de la crise tchétchène.